jeudi 19 décembre 2013

Et puis zut !

Médiocres et inévitables lyrismes, qui viennent nous gâter des heures dont l’émotion devrait être exquise ! Peut-être – vraiment – sommes-nous honteux de notre sécheresse, et nous essayons de nous duper avec des mots (mais, maintenant, les vieux mots d’amour ne savent plus nous enthousiasmer, de même que nous souhaiterions des caresses un peu inédites) car, lorsque nous avons compris que la réalisation ne peut-être que banale, quelle faiblesse est la nôtre de tant regretter une ombre de bonheur que nous n’aurions même pas acceptée !

Peut-être souhaitons-nous lâchement conserver une illusion toujours, mais nous savons bien que cela n’est pas possible ; - et puis cela serait seulement demeurer stationnaire sur la route où il faut éternellement marcher.

Devrons-nous ainsi ricocher de cœur en cœur et de chair en chair jusqu’à l’apaisement d’un néant ou l’effarement d’un au-delà ! – l’effarement : car peut-être ne songeons-nous si souvent à la possibilité d’un ineffable devenir d’amour que parce que nous parvenons mal à y croire, et nous ne parvenons pas non plus à croire en l’anéantissement simple des personnalités ; nos souffrances d’amour sont comme des reflets de nos girations métaphysiques, seulement cela ne nous apparaît pas très nettement, parce qu’il y a rarement simultanéité. 

Jean de Tinan, Annotation sentimentale

mercredi 18 décembre 2013

On ne badine pas avec l'amour



C'était un soir à l’Abbaye de Thélème, au numéro un de la place Pigalle. André de Ferval y était attablé avec quelques amis, autour d’un verre – l’eau, ce liquide si impur… Ils discutaient, de choses et d’autres –  et surtout de sujets peu sérieux – avec la gravité qui seyait à leur jeune âge. Et puis, la conversation se déployant, sous l’œil brillant des femmes, l’on dériva, joyeusement… Il y avait Jean de Fréneuse, Raoul de Vallonges, Gérard de Kérante (il y avait là-dedans des pseudonymes)… Il y avait Louise, Lucia, Blanche (il y avait là-dedans des pseudonymes)… Avouez que cela ne pouvait que dégénérer. Alors on se mit à parler d’amour. 

Jean de Fréneuse, sirotant tranquillement un cognac – Jean de Fréneuse avait la désagréable manie de ne jamais faire comme tout le monde – fut le premier à jeter le caillou dans la mare (les pavés étaient trop lourds à lancer, c’était un peu fatiguant) :
  Mais l’amour est passé de mode, tout le monde le sait. Qui, aujourd’hui, s’embarrasse de scrupules… ? Les imbéciles, les naïfs, voilà tout.
Les femmes protestèrent, en papillonnant des cils – lorsqu’on couplait une fortune confortable à une mine bien faite, l’on n’avait jamais tort, même lorsqu’on débitait les pires âneries. Les hommes y mirent un peu plus d’allant :
  Oh, l’autre !
– Hé, Jean, ferme ta gueule.
Le duc de Fréneuse alluma une cigarette – nécessaire ponctuation.
– Vous ne comprenez pas. J’aimerais bien... moi-même... mais... le cœur des femmes a changé, voilà. Laquelle d’entre elle sait aujourd’hui s’attacher, en dépit de tout, avec ce tendre et constant sentiment qu’elles savaient avoir… ? Oh, je n’dis pas que c’était mieux avant, comprenez-moi bien. La liberté des mœurs… J’suis pour la liberté des mœurs. Mais qui peut encore aimer aujourd’hui ?
André de Ferval l’observait, en silence. Derrière la désinvolture apparente de la conversation, il avait l’impression confuse que quelque chose d’important se jouait là.
– Tu charries, Fréneuse.
 Même pas… !
Les femmes papotaient autour, renonçant à prendre position. Le brouhaha, l’alcool, la fumée… André eut un vertige.
 « L’amour ne vole plus, il s’est fait friser les ailes. »
– Excellent !
– Stupide !
C’est une opinion
Et soudain il frappa du plat de la main sur la table – Marie étouffa un cri, et Blanche un rire.
 Je ne peux pas te laisser dire ça.
Jean eut un sourire en coin.
– Penses-tu… ?
Avec cet air ironique qui vous invitait à continuer, l’air de dire : va toujours, tu ne me persuaderas point… On savait où cela menait, ces airs-là... André prit une profonde inspiration, puis il commença :
 Ah, certes, tous les  hommes, tous, vous racontent des salades, changent de femmes comme de faux-cols…
– Je n’te l’fais pas dire !
 Tais-toi, Louise…
– Ils sont tous hypocrites – oui, même toi, Jean, qui es si fier d’asséner aux gens leurs vérités. Tous, ils bavassent inutilement – comme vous et moi maintenant, tout à fait ! Ajoutez à cela une trop haute opinion d’eux-mêmes, la petite somme de lâcheté qui fait bien, pas assez de dignité pour justifier du rang social …
– Hé !
 Et puis une attraction trop poussée pour les plaisirs de la chair…
– Ah ça, en revanche, c’est vrai !
 Tu vas m’laisser finir ? Les femmes… ? C’est pas mieux. Toutes…
 Oh, sois pas rosse, dis pas d’mal des femmes devant ces d’moiselles.
 Pour ce qu’elles s’en fichent… C’est tout à fait général.
–  Mais, tout de même... Moi je n’aime pas, le général. Puis l’implicite a plus de distinction…
 Bon… Toutes les femmes… voilà. – tu es content ? Le monde…
 Vlà qu’il s’pique de vérités générales, André, on aura tout vu !
– Le monde, dis-je, n'est qu’un puisard infini où l’on rampe tous, autant qu’nous sommes.
 Nihiliste !
 Mais j’dis ça tout à fait légèrement… Pour c’que ça a d’importance… Tu t’pensais sublime, peut-être ?
– Mais où veux-tu en venir ? demanda Jean de Fréneuse.
 A quelque chose de fort simple. Dans tout ce cloaque – et tu pardonneras mon vocabulaire… parce que je t’explique quelque chose d’important, et d’presque sérieux – dans tout ça, il y a quelque chose qui rachète tout, un machin-chose fort magnifique, c’est ce qui va réunir, un instant, deux de ces êtres sans qualités ni perfections.
 Plaît-il… ?
– C’était ça ta conclusion ?
 J’y arrive. Notre ami se pique d’être sans illusion. Alors, certes, on est souvent trompé en amour, toujours blessé, malchanceux – rarement heureux…  ne vous en déplaise, mesdames… mais l’on aime et c’est tout d’même quelque chose… Et quand on sera vieux, un pied dans la tombe, suffira d’se ressouvenir de tout ça – des bars, des femmes et des amis. Et puis, se dire : j’ai eu mal souvent, quelque fois je n'ai même rien compris à ce qui se passait… mais j’ai aimé. J’ai fait ma vie, je l’ai menée comme je le rêvais... pas suivant mon orgueil, mes peurs ou mon ennui.
–  ...C’est bon, t’as fini ?
André sourit à son tour.
– Je crois bien, oui. J’écrirai quelque chose là-dessus, un jour.
 Musset l’a pas déjà fait ?
 Ferme-la, ça n’a rien à voir.
Et les voix s’élevèrent à nouveau, badinant toujours, dans un fracas de verres entrechoqués.

samedi 14 décembre 2013

Octobre en attendant

Ce fut un bien au vent d'octobre paysage.
Jules Laforgue



Le paysage tant vanté des bains de mer n’avait jamais inspiré grand-chose à André de Ferval. Mais que pouvaient la plage et ses loisirs frivoles, pour qui faisait profession de snobisme… ? Les casinos, les hôtels en vogue se trouvaient envahis de nouveaux riches, qui professaient des opinions à la mode et étalaient leur luxe à qui voulait bien le voir : il n’y avait que les parvenus qui avaient soin de tant faire sentir, à la moindre occasion, leur supériorité…

La nature sauvage des plages reculées ne l’émouvait pas davantage : nul frisson devant le puissant spectacle des falaises sculptées par les vagues, nulle émotion devant leur divine architecture. Un aquarelliste se fût pâmé devant le jeu de lumières sur les pierres blanches – André de Ferval les voyait grises ; André de Ferval ne partait pas bien dans la vie ; un réaliste en eût révélé les multiples détails ; un symboliste en eût vanté la signification profonde et métaphorique… Tous eussent célébré le principe affolant de ces naturelles cathédrales… André de Ferval, lui, allait méditant. C’est qu’il avait une excuse : il était malheureux en amour.

Il avait quitté Paris voilà deux jours, après avoir affecté pour l’heureuse maîtresse l’indifférence la plus étudiée… et il était venu l’aimer tout son saoul dans le plus profond de la région normande. Loin d’elle, il se laissait aller à la jouissance d’un amour bête, sincère et débridé – de ces sentiments qu’il n’est plus permis d’évoquer depuis que les romantiques sont passés de mode. Ceux-là… – fichu sable au fond des bottines… ! – avaient fait bien du mal aux amoureux bénévoles – ces  pauvres volontaires qui ne demandaient qu’à adorer, patiemment et en silence, l’objet de leurs pensées. Ceux-là, dis-je, avaient joué de la passion sur des airs trop appuyés, ne permettant plus ni la légèreté ni le dilettantisme du cœur – seule ressource des âmes trop délicates. Ils avaient fait du zéphyr distrait des cœurs en peine des bourrasques de passion que vous épuisaient… ils avaient été les premiers pour mener leur sentiment tambour battant, avec le courage tonitruant du soldat… mais aussi sa rudesse et sa violence. Aussi, après eux, ne pouvait-on plus aimer, simplement, sans passer pour un naïf ou un imbécile… Sans doute les temps y étaient-ils aussi pour quelque chose… Alors c’était tout simple : qui se laissait surprendre par l’amour allait se terrer en province, à l’instar d’André de Ferval. Il y guérissait du sentiment comme on guérissait de maladie. Le temps de tuer l’adolescent inconsolable pour réapparaître changé – toujours le même – ironique et fier, prêt à traiter ses pires blessures avec brutalité et désinvolture… Tout un art.

Ah, c’était qu’elle l’avait rendu fou, pour qu’il vienne s’égarer, en plein mois d’octobre, sur une plage déserte battue par les vents… ! Alors même qu’il pestait intérieurement, contre le froid, le sable, la pluie naissante – cet insupportable crachin qui vous trempe les os et vous humidifie bêtement le cœur – André se plaisait à évoquer son souvenir. Il la distinguait, vaguement, se souvenait déjà à peine du reflet changeant de ses yeux… mais il se rappelait bien trop les gestes qu’elle avait aux heures tendres et dressait, presque malgré lui, le catalogue factuel de ses dires... Il étudiait chaque phrase en entomologiste, la passait au tamis de ses attentes et de ses craintes, tentant de l’interpréter de la façon la plus probable possible. Parfois, un sourire naissait sur son visage, ou son cœur se serrait soudain : bien sûr, qu’elle l’aimait ! N’était-ce pas évident… ? Mais, bien vite, le doute refaisait surface. Il convoquait, pour chaque signe favorable, un élément contraire, oubliant que tout comme elle, il avait feint l’indifférence qu’il était d’usage de conserver en matière d’amour, chez les jeunes gens de sa génération. Alors il se surprenait à méditer… sans saisir bien, au fond, le mot fini de ses attentes. Se trouvait comme ces monomanes, dans les maisons de repos, à souhaiter perdre ses addictions sans cesser pourtant de vouloir y revenir.

Les premiers jours furent terribles… Puis le temps passa. Le temps passe toujours. Histoire connue.

Cabourg, 29 octobre 1902

samedi 30 novembre 2013

Égale une épitaphe égale une préface et réciproquement. (Un peu de Corbière)

ÉPITAPHE


Sauf les amoureux commençans ou finis qui veulent commencer par la fin il y a tant de choses qui finissent par le commencement que le commencement commence à finir par être la fin la fin en sera que les amoureux et autres finiront par commencer à recommencer par ce commencement qui aura fini par n’être que la fin retournée ce qui commencera par être égal à l’éternité qui n’a ni fin ni commencement et finira par être aussi finalement égal à la rotation de la terre où l’on aura fini par ne distinguer plus où commence la fin d’où finit le commencement ce qui est toute fin de tout commencement égale à tout commencement de toute fin ce qui est le commencement final de l’infini défini par l’indéfini — Égale une épitaphe égale une préface et réciproquement
(Sagesse des nations)


Il se tua d’ardeur, ou mourut de paresse.
S’il vit, c’est par oubli ; voici ce qu’il se laisse :

— Son seul regret fut de n’être pas sa maîtresse. —

Il ne naquit par aucun bout,
Fut toujours poussé vent-de-bout,
Et fut un arlequin-ragoût,
Mélange adultère de tout.

Du je-ne-sais-quoi. — Mais ne sachant où ;
De l’or, — mais avec pas le sou ;
Des nerfs, — sans nerf. Vigueur sans force ;
De l’élan, — avec une entorse ;
De l’âme, — et pas de violon ;
De l’amour, — mais pire étalon.
— Trop de noms pour avoir un nom. —

Coureur d’idéal, — sans idée ;
Rime riche, — et jamais rimée ;
Sans avoir été, — revenu ;
Se retrouvant partout perdu.

Poète, en dépit de ses vers ;
Artiste sans art, — à l’envers,
Philosophe, — à tort à travers.

Un drôle sérieux, — pas drôle.
Acteur, il ne sut pas son rôle ;
Peintre : il jouait de la musette ;
Et musicien : de la palette.

Une tête ! — mais pas de tête ;
Trop fou pour savoir être bête ;
Prenant pour un trait le mot très.
— Ses vers faux furent ses seuls vrais.

Oiseau rare — et de pacotille ;
Très mâle … et quelquefois très fille ;
Capable de tout, — bon à rien ;
Gâchant bien le mal, mal le bien.
Prodigue comme était l’enfant
Du Testament, — sans testament.
Brave, et souvent, par peur du plat,
Mettant ses deux pieds dans le plat.

Coloriste enragé, — mais blême ;
Incompris… — surtout de lui-même ;
Il pleura, chanta juste faux ;
— Et fut un défaut sans défauts.

Ne fut quelqu’un, ni quelque chose
Son naturel était la pose.
Pas poseur, — posant pour l’unique ;
Trop naïf, étant trop cynique ;
Ne croyant à rien, croyant tout.
— Son goût était dans le dégoût.

Trop crû, — parce qu’il fut trop cuit,
Ressemblant à rien moins qu’à lui,
Il s’amusa de son ennui,
Jusqu’à s’en réveiller la nuit.
Flâneur au large, — à la dérive,
Épave qui jamais n’arrive…

Trop Soi pour se pouvoir souffrir,
L’esprit à sec et la tête ivre,
Fini, mais ne sachant finir,
Il mourut en s’attendant vivre
Et vécut, s’attendant mourir.

Ci-gît, — cœur sans cœur, mal planté,
Trop réussi — comme raté.


Tristan Corbière, Epitaphe

Précaution oratoire

Toute ressemblance avec des situations ou des personnages réels ne saurait être fortuite ... et ne saurait être significative.
Les mots sont toujours menteurs. 
Comprenez-moi bien. 

vendredi 29 novembre 2013

L'Imitation de l'Imitation de Notre-Dame la Lune

L'homme s'enivre de mythes flatteurs : il ne sait pas être à partir de rien. Il a besoin de sa petite mythologie  – peu importe sur quel point elle se place. Nous sommes tous des conteurs de fables, des inventeurs d'absolu. Jusqu'à l'épuisement.

Comment échapper alors au piège des reconfigurations, à l'illusion des heureux hasards et des destins aveuglés ?

Aussi n'échapperai-je point au piège – de quel  droit me trouverais-je différente des autres... ? Les épisodes que je conte ont été réarrangés par le souvenir – l'expérience leur a donné la cohérence qu'ils n'avaient pas de prime abord... qu'ils n'auront jamais. J'ai bien dû faire avec tout ce que je n'avais pas... et remplir les trous comme je pouvais.

Il n'y a rien de moins faux que la souffrance que m'a causée cette histoire – mais il n'y a rien de moins vrai que cette histoire.

mardi 26 novembre 2013

Direction

C'est un désert d'absurde, une lande irraisonnée.
Pour la première fois depuis longtemps, je veux faire table rase.
Pendant des mois, je me suis volontairement assourdie. Encore maintenant, je cours après les mots, avec une soif, un élan, que je comprends mal. Surtout ne jamais s'arrêter – ou s'épuiser assez pour que le vide s'installe... mais un vide vague et morne, comme une pause – un sursis.
Sans surprise, les mots ne viennent plus : je me noie avec trop de complaisance dans l'éphémère et l'accessoire pour parvenir ensuite à  réellement dire quelque chose.
Mais là, d'un coup, je voudrais un pays tout à moi pour hurler tout ce que j'ai sur le cœur. Et puis après l'écho, l'applaudissement du silence... Dans le genre beau et terrible, tout ça.
Sans doute m'assourdirai-je encore – je ne puis prêter l'oreille à tout à la fois.
Mais c'est une volonté nouvelle qui s'ébauche, un élan tout simple – fort craintif encore.
Cela viendra.

vendredi 25 octobre 2013

Vous reprendrez bien un peu de métaphysique avec votre thé ?

Sa réflexion creva les digues qui retenaient encore la causerie de dériver vers la métaphysique. P. aussi bien que T. brûlaient d'envie de s'élever vers ces considérations sublimes qui prétendent concerner l'humanité et même le cosmos, mais où nous déguisons notre irrépressible besoin de parler de nous encore et toujours, de nous jusqu'à extinction de la pensée.

Francis de Miomandre, Écrit sur de l'eau.

mardi 22 octobre 2013

Miroir sans teint

J'ai commencé à lire, dernièrement, un de ces livres légers qu'on dirait écrits au fil de l'eau. J'ai tenu deux chapitres, avant de songer que le roman m'était tout à fait indifférent. À présent, il repose, un peu loin de moi - et déjà je me demande : vais-je le continuer... ? Ça n'est pas la première fois que cela m'arrive. Il me semblait pourtant que j'aimais ce genre de littérature... Qu'y a-t-il dans le destin de tous ces très jeunes hommes – catalogue de poses – qui m'éloigne presque malgré moi ? Mes romans préférés ne sont-ils pas tous des initiations amoureuses ? N'ai-je pas moi-même dans l'idée de conter par le menu les petites aventures d'André de Ferval, le dernier de la dynastie – si j'ose dire... ? 

Puis cela a pris tout son sens, d'un seul coup. Peut-être même ai-je cerné, a posteriori, ce qui me déplaisait dans mes propres tentatives. L'art de la désinvolture est bien plus difficile à maîtriser qu'on ne le pense et à trop voiler sa sensibilité, on éloigne le lecteur en voulant être détachés nous-mêmes. On l'a enfermé dehors – pas de chance ! – dans un point de vue nécessaire lointain, toujours railleur... et sans affection pour le pauvre personnage qui s'agite, au loin, dans son bocal - fût-il de très bonne volonté.

L'excès de pathos est malheureux, et le mélodrame est passé de mode - du moins aimerions-nous que ce soit le cas. Mais la pudeur du sentiment peut mener à l'excès inverse. À trop minimiser l'impact - la résonance – que les événements eurent en moi, ne suis-je pas en train de les affadir ou de les effacer... ? Je n'aime rien de plus que les émotions estompées – beauté du paysage que l'on devine magnifique derrière ses brumes - mais ne risqué-je point de le faire disparaître et d'égarer mon lecteur ? Derrière le brouillard, peut-être n'y a-t-il rien ; pourquoi poursuivre, puisqu'il fait si froid autour ? Rentrons, cela vaudra mieux... Peut-être que si je ne m'attache pas aux heurts sentimentaux de Jacques de Meillan ou de Guinoiseau, c'est parce que je ne les décèle plus qu'à peine, sous l'ironie et la blague... Et à force de me que tout cela n'a pas d'importance, j'ai bien peur que le narrateur m'en persuade... N'était-ce point le but, pourtant, de ce détachement forcé ? Peut-être... Peut-être aussi cela n'a-t-il de sens que lorsque c'est un mauvais mensonge... un mensonge auquel on ne croit jamais tout à fait. Rien ne me touche plus que ce voilement léger, cette pudeur douceâtre, cette ironique tragique... si celles-ci cachent quelque chose. Je n'aime rire des ridicules de Vallonges que lorsqu'intérieurement, il meurt d'amour ou d'amertume – au moins un petit peu.

samedi 19 octobre 2013

Nuit polychrome


Nuit polychrome


    Longtemps, je me suis couchée de bonne heure - … n’est-ce pas. C’était peut-être la meilleure façon – la plus acceptable – de recréer le silence. La lumière éteinte, je me blottissais sous les couvertures et, d’un rapide coup d’œil, j’embrassais ma journée. Je suivais le fleuve long et lourd des heures d’ennui – de cette attente de je-ne-sais-quoi qui ne cessait jamais – et j’établissais, d’un geste sûr, la cartographie de mes échecs et le bilan de mes fiertés. Puis, sans fatigue, dans l’oisiveté silencieuse de la chambre éteinte, j’attaquais les choses sérieuses. Ce qui ne me plaisait pas, ce qui m’avait blessée prenait d’abord trop d’importance : je l’amplifiais par la force de l’imagination et, de quelques détails infimes, je créais de l’angoisse. Je courrais jusqu’au bout de la logique et du fantasme, et c’était comme si je jouais au bord d’une falaise, les yeux entreclos, dans le ferme espoir et la crainte attentive de faire un mauvais pas. Puis l’histoire me dépassait ; elle allait plus loin que moi – je l’avais trop chargée, et elle filait, comme entraînée par son propre poids. Alors d’un coup, je cessais l’esquisse, déchirais la feuille. Souffler. La douleur avait exorcisé l’amertume. Je pouvais passer à autre chose.

C’était ce moment-là que j’attendais toujours. C’étaient des songeries indéfinies, des histoires à n’en plus finir, parfois des réécritures mentales. Après avoir dévidé les bobines mal enroulées du quotidien, je filais sur mes rouets imaginaires des destins fabuleux, des récits fantastiques. Je me perdais avec joie dans les projets les plus fantaisistes et les plus audacieux. Je réécrirais les grands livres du monde, les classiques de ma littérature. Je me promettais un jour de réécrire La Fontaine, avec mes mots nouveaux – pour réparer l’injustice des animaux oubliés. Par fantaisie, la cigogne devenait un pingouin et le héron rien moins qu’un dromadaire – Mais quel dromadaire eût dédaigné les rares oasis qui se seraient présentés à lui dans le désert… ? Sans que je le visse, la condamnation de l’orgueil était devenue celle de l’idéalisme aride. C’était à la fois naïf et pas si mal trouvé. – Puis cela continuait… Je domestiquais un petit animal sauvage trouvé en forêt – loin des hommes, qui criaient et vivaient si fort. Il n’y avait que moi qui ne l’effrayait pas, et l’on se retrouvait, noyés de verdure, à se confier des secrets qui n’existaient pas. C’était tantôt un renard, tantôt un écureuil – ce dernier ayant l’immense avantage de pouvoir se percher sur mon épaule et lover son museau dans mon cou. Et puis c’était autre chose encore – peut-être même bien n’importe quoi, quand le sommeil commençait à l’emporter et que je tombais, doucement, dans la logique des rêves. Parfois, cela se voulait profond. Je me mettais à réfléchir – à ce que c’était que l’homme, au sens de la vie. C’étaient des questions trop grandes pour moi et je les saisissais de mes mains d’enfant, comme je pouvais. Avec maladresse et gravité…

………………..Bruit sec, un peu ridicule. J’ouvre les yeux. Un sursaut dans mon sommeil – je m’étais donc endormie ?! – et j’avais renversé le petit gobelet d’eau posé sur ma table de nuit. Autour, une figurine, un jeu de cartes, des babioles - noyés dans le désastre. Ma mère accourt, et ses mots – la lumière – l’agitation dissipent les songes, trop vite. Si vite oubliés, les projets, les inspirations ! Perdus pour jamais ! Tandis que ma mère arrange les choses, essuie le sol, repose le gobelet plein un peu plus loin, plaisantant ma maladresse… dans ma tête, c’est un vide, une latence – parenthèse.

 (Neige sur l’écran, brouillages sur la fréquence)

Et puis elle s’en va et dans le monochrome de la chambre éteinte, bien au chaud entre les draps, je souris. Sur le sol, les rayures des persiennes ont dessiné un zèbre invisible. Qu’importe si tout s’arrête encore, qu’importe si j’oublie ou si le sommeil – ou la vie – viennent encore tout interrompre.

C’est pas grave : je pourrai recommencer.

Les morceaux choisis : échos intérieurs

Ce sont d'autres lèvres,
C'est un autre sourire
Si j'approche de vous.
Ah mon regard vous change
Vous rend méconnaissable
Même à vos familiers.
L'on s'étonne de vous
Au milieu de la pièce
Et prise alors de peur
Vous baissez les paupières
Sur des yeux inconnus.
De tremblants centimètres
Nous séparent à peine
Et je me sens aussi devenir étranger. 
Il vous faut consentir
À me perdre à mon tour
Moi dont vous étiez sûre
Plus encor que de vous.
Et plus l'on se regarde
Plus vite l'on s'égare
Dans les sables de l'âme
Qui nous brûlent les yeux.

Jules Supervielle, (sans titre), Les Amis inconnus

mardi 15 octobre 2013

Paulina 1880 de Jouve

Paulina jeune fille aimait surtout dans les églises les supplices des Saints. « J'allais à l'église pour les regarder souffrir. » Elle voyait les martyrs dans les vieilles fresques à la fois lus vraies, plus horribles que la vie, mais parfaitement tranquilles, apaisées et devenues belles, tandis que le soleil éclatant grisé de poussière à midi pesait de toute sa force sur le parvis de l'église pour essayer de franchir le velum tendu dans la grande porte et défendant le demi-jour de la maison de Dieu. A San Maurizio, il y avait le martyre de sainte Catherine et celui de saint Maurice, mais dans mainte autre petite église cachée parmi les quartiers populeux, ce n'étaient que bruit de sanglots, égouttement de sang, agonie, et béatitude enfin sur le visage du Saint. Paulina ne savait pas ce qu'était la peinture et elle ne lisait jamais de poésie, mais elle adorait une image qu'elle avait : L'Extase de sainte Catherine de Sienne peinte par Sodoma, d'un amour trouble, immense et absolument intérieur  à elle-même. Sainte Catherine à genoux s'affaisse. Sa main est blessée par le stigmate ; sa main pend, elle repose chastement dans le creux des cuisses. Comme elle est femme, la pure image, la religieuse, ces larges hanches, cette douce poitrine sous le voile, et ces épaules. Ce n'est pas moi qui ferai jamais une si belle épouse, je suis maigre, pas formée pour l'amour. Le creux des cuisses signifie l'amour, mais il ne faut pas penser selon la chair, c'est une idée de Satan. Deux autres religieuses soutiennent Catherine, celles-là ne comprennent rien et ne voient rien, le monde du bonheur est fermé pour elles ; et Catherine heureuse est morte. Son visage a perdu la vie ! Elle est morte, elle est morte, aimer c'est mourir. Elle est dans la joie, elle dort. Qui m'aimerai jamais moi, qui me fera mourir ? Et Lui se retire, il vole, il s'envole. Tout le monde sait que Catherine avait épousé le Christ. Ah, si Tu pouvais, un jour, Te retirer de moi après m'avoir blessée ! Comme la Sainte est pliée en deux, et Lui comme il est au contraire raidi avec son corps qui forme un cercle, et tout-puissant avec son bras levé. O mon doux amant Jésus disait sainte Catherine. La vision de Paulina se troublait, une étrange chaleur montait de son corps à sa pensée, elle éprouvait un désir brusque d'embrasser, de mordre, de battre et d'être anéantie. Elle faisait rapidement un acte de contrition, et elle courait chez son confesseur.

Pierre Jean Jouve, Paulina 1880

samedi 12 octobre 2013

Pliures du papier sur les traces de mon idéal


Je n’ai pas en moi l’essence d’un chef d’œuvre. Il y a pourtant quelque chose qui me dit que je dois écrire – une pulsion, un élan, vers je-ne-sais-quoi. Je ne me le définis pas bien. Je multiplie les formes courtes, les paragraphes tronqués, les grandes histoires sans dénouement. Au-delà, cela ne marche plus.

Parfois, j’en viens à me demander si ce qui remue si fort, en moi, ce n’est pas la vie – ses petits mystères, ses drames du quotidien… Souvent, c'est précisément cela que j’aimerais saisir. Mais l’on tue le faon-le papillon-l’oiseau à vouloir l'attraper ; on le soustrait à son monde pour le transposer dans un environnement qui lui est mortifère. Combien de « fragments de vie », déjà, combien d’élans que j’ai pu briser à trop vouloir les décrire… ? J’en oublie de les ressentir, parfois – et cela vibre si bien dans l’agonie que je puis dire, vraiment, que j’aurais aimé le vivre, pour de vrai.

Il y a pire que cela, encore : je crois que je n’aime pas tant que ça les livres…  du moins ne les aimé-je point pour tout ce qu’ils pourraient offrir. Je les prends comme de vieux manuels de référence – la littérature comme leçon de choses (et l’on sait tous les domaines où l’homme n’a jamais cessé de tergiverser et d’apprendre…). J’y cherche des réponses à mes petits problèmes, j’y transpose aisément des situations réelle, des exemples, des souvenirs. 

Et j’envisage d’écrire comme cela, petit et simple – à ma taille ; pour ceux comme moi qui aimeraient vivre davantage et ne le peuvent pas.

jeudi 10 octobre 2013

Parenthèse contemporaine

Le temps apaise la douleur, dit-on, et puisque la chose se vérifie, nous nous imaginons que c’est la durée qui soigne, comme si l’horreur diminuait avec la distance à l’instar d’une montagne ; or c’est bien plutôt l’endurcissement de nos fibres, l’épaississement de nos muqueuses qui nous rendent peu à peu insensibles, ce cuir, cette corne qui nous séparent maintenant de l’intolérable brûlure.

Eric Chevillard, L'autofictif

« Etant donné un mur, que se passe-t-il derrière ? »



La porte a claqué et c’est devenu, dès lors, bien plus simple… Je suis resté un instant, le temps d’une inspiration, dans l’écho vengeur du désastre. J’ai soufflé – un temps. Puis j’ai fait un pas – le plus dur : sortir du néant avant de s’y noyer – et j’ai marché. J’ai accroché mes pensées aux rails d’un train qui passait, par hasard. Il s’est trouvé que c’était la bonne direction. Je ne me souviens pas même des chemins que j’ai pris – des routes traversées. Mon corps a fait le chemin, avec une autorité souveraine.

Je n’ai pas compris ce que tu m’avais demandé. C’était pas faute d’essayer, mais nos fatalités intérieures parlaient pas la même langue. Je m’essayais parfois à l’imiter, ton idéal – celui-là même que tu me présentais à demi-mots, en ombres chinoises – mais je ne parvenais, au pire, qu’à t’effrayer ; au mieux, qu’à singer les personnages fantasmagoriques qui bouffaient le mur, à l’en faire disparaître. C’était jamais comme il fallait et, quand bien même ma maladresse était à même de t’émouvoir… tu ne pouvais voir que la disproportion entre le monstre bien gentil que je te présentais, racollé de désirs contraires et d’aspirations muettes, et ce que l’on aurait dû t’offrir. On t’aimerait si on savait…

Litanie des trains qui passent – je m’éloigne, et ça n’est pas grave – …ma pensée ricoche sur les villes invisibles. C’est vrai que c’est plus simple, cette porte, entre nous. Je peux maintenant réfléchir. Je peux maintenant comprendre.

Je n’ai jamais été fort pour comprendre les autres. J’ai souvent pris des sentiments pour ce qu’ils n’étaient pas, raccrochant ensemble toutes les formes d’affection qu’on avait bien voulu m’offrir. Les couleurs n’allaient pas ensemble, mais elles m’en voulaient pas. Dans la pénombre, ça passait même plutôt bien. J’ai adoré, en vain, dans le secret des alcôves, quand on ne me voyait pas. J’ai ignoré, en presqu’innocence, ceux qui faisaient pareil… avec moi.

Je m’éloigne – et ça n’est pas grave. Dans la plus grande des solitudes – celle où l’on vit trop fort autour de toi et où tu savoures le pauvre écho de tes fééries intérieures, en autarcie – j’invente mon propre langage, je perfectionne mes interprétations. Je tourne et retourne ce que tu as bien voulu me présenter et j’essaie de le classer dans ma petite bibliothèque du souvenir. À gauche, ce qui vient du cœur, ce qui t’a échappé… avec, pour tout bien relier ensemble, un regard – un geste – un sourire. À droite, les phrases bien senties, les propositions construites, les grands débats qu’on avait parfois. Les deux vont jamais bien ensemble – ça gêne aux entournures – et je choisis de gommer, au choix, ce qui me semble le moins défini, ce que je trouve le moins pertinent... Peut-être qu’au fond, tout donne un tableau cohérent et que je n’ai pas trouvé l’angle adéquat – la distance nécessaire – pour le voir. J’ai compris ton affection en anamorphose.

Mais il suffira d’un pas de côté, d’un mouvement de tête – et je perdrai tout. Ne resteront plus que les aplats de couleurs, les souvenirs épars, dans un classement sans suite. J’aurais voulu connaître ce que tu attendais de moi – je me serais employé à y correspondre, douloureusement. Tu me connais, j’en suis capable. Peut-être est-ce justement pour cela que tu as si bien observé le silence… Je ne devais pas connaître la réponse : je me serais senti obligé d’y coller, en toutes circonstances, et j’aurais découpé de mes propres mains tout ce qui dépassait – sans rien dire. Peut-être que dans mes silences avortés, dans ce que j’aurais si volontiers jeté aux ordures, il y avait quelque chose que tu aimais… Quand bien même t’aurais pas dû.  

…Litanie des trains qui se croisent – je m’éloigne… Tu sais, peut-être que j’aurais bien aimé que cela ait été grave. Les drames, même anodins, ont cela de rassurant qu’ils laissent une empreinte, quelque part. Les autres, ceux qui ont frappé trop fort et qui partent en laissant, derrière eux, des rivières mortes et des cicatrices… ils seront toujours là. Mais moi… À trop vouloir arrondir les angles, à toujours estomper les contours, j’ai peur que tu m’oublies... Me diras-tu un jour quel visage a mon souvenir ?

Je revois cette porte qui s’est refermée entre nous – soupir du bois, cri du loquet. Rien, puis le silence… Grâce à elle, je fais maintenant de nous ce que je veux. Je peux t’imaginer tous les regrets possibles – espérer des silences étudiés, à l’image des miens ; des gestes qui s’indisposent, des indifférences fardées. Toute une hypocrisie à rebours – celle du sentiment qui ne se dit pas. C’est construit sur rien – je ne me souviens même plus des derniers mots échangés – et ça a des bases fragiles. Mais cela me permets de parer mon regret de façon à pouvoir le contempler à loisir : la tristesse de l’occasion manquée plutôt qu’autre chose.

Peut-être, derrière cette porte, ne penses-tu déjà qu’à autre chose – des projets à n’en plus finir, des amis et des femmes, la frénésie et l’angoisse. Peut-être ne gardes-tu de tout cela qu’un reste d’indifférence polie,  sans mesquinerie ni persiflage – juste… un vague sentiment de lassitude et d’ennui. Qu’importe, au fond. Je ne puis imaginer que ce que je suis en mesure d’accepter.

Litanie des trains qui… – ma pensée ricoche sur les non-paysages. La nuit est tombée, et j’arrive bientôt. Crissement des rails. J’ai pris mon sac dans un geste endormi – ma pensée s’est ralentie, suspendue – avec le reste. Je suis descendu absolument vide – la tête lourde de toutes mes espérances sauvages. Je quitte le quai, je rentre chez moi. Deux tours de clés – il y a maintenant bien plus qu’une porte entre nous.

Je me suis éloigné – ce qu’il fallait. J’ai toujours pas vu l’anamorphose.