C'était un soir à l’Abbaye de Thélème, au numéro un de
la place Pigalle. André de Ferval y était attablé avec quelques amis, autour
d’un verre – l’eau, ce liquide si impur…
Ils discutaient, de choses et d’autres – et surtout de sujets peu sérieux – avec la
gravité qui seyait à leur jeune âge. Et puis, la conversation se déployant,
sous l’œil brillant des femmes, l’on dériva, joyeusement… Il y avait Jean de
Fréneuse, Raoul de Vallonges, Gérard de Kérante (il y avait là-dedans des
pseudonymes)… Il y avait Louise, Lucia, Blanche (il y avait là-dedans des
pseudonymes)… Avouez que cela ne pouvait que dégénérer. Alors on se mit à
parler d’amour.
Jean de Fréneuse, sirotant tranquillement un cognac – Jean
de Fréneuse avait la désagréable manie de ne jamais faire comme tout le monde –
fut le premier à jeter le caillou dans la mare (les pavés étaient trop lourds à
lancer, c’était un peu fatiguant) :
–
Mais l’amour est passé de mode, tout le monde le sait. Qui, aujourd’hui,
s’embarrasse de scrupules… ? Les imbéciles, les naïfs, voilà tout.
Les femmes protestèrent, en
papillonnant des cils – lorsqu’on couplait une fortune confortable à une mine
bien faite, l’on n’avait jamais tort, même lorsqu’on débitait les pires âneries.
Les hommes y mirent un peu plus d’allant :
–
Oh, l’autre !
– Hé, Jean, ferme ta gueule.
Le duc de Fréneuse alluma une
cigarette – nécessaire ponctuation.
– Vous ne comprenez pas. J’aimerais
bien... moi-même... mais... le cœur des femmes a changé, voilà. Laquelle d’entre elle sait
aujourd’hui s’attacher, en dépit de tout, avec ce tendre et constant sentiment
qu’elles savaient avoir… ? Oh, je n’dis pas que c’était mieux avant,
comprenez-moi bien. La liberté des mœurs… J’suis pour la liberté des mœurs.
Mais qui peut encore aimer aujourd’hui ?
André de Ferval l’observait, en
silence. Derrière la désinvolture apparente de la conversation, il avait
l’impression confuse que quelque chose d’important se jouait là.
– Tu charries, Fréneuse.
– Même pas… !
Les femmes papotaient autour,
renonçant à prendre position. Le brouhaha, l’alcool, la fumée… André eut un
vertige.
…
– « L’amour ne vole plus, il s’est fait
friser les ailes. »
– Excellent !
– Stupide !
– C’est une opinion…
Et soudain il frappa du plat de la main sur la
table – Marie étouffa un cri, et Blanche un rire.
– Je ne peux pas te laisser dire ça.
Jean eut un sourire en coin.
– Penses-tu… ?
Avec cet air ironique qui vous
invitait à continuer, l’air de dire : va toujours, tu ne me persuaderas
point… On savait où cela menait, ces airs-là... André prit une profonde inspiration, puis il commença :
– Ah, certes, tous les hommes, tous, vous racontent des salades,
changent de femmes comme de faux-cols…
– Je n’te l’fais pas dire !
– Tais-toi, Louise…
– Ils sont tous hypocrites – oui,
même toi, Jean, qui es si fier d’asséner aux gens leurs vérités. Tous, ils
bavassent inutilement – comme vous et moi maintenant, tout à fait !
Ajoutez à cela une trop haute opinion d’eux-mêmes, la petite somme de lâcheté
qui fait bien, pas assez de dignité pour justifier du rang social …
– Hé !
– Et puis une attraction trop poussée pour les
plaisirs de la chair…
– Ah ça, en revanche, c’est
vrai !
– Tu vas m’laisser finir ? Les
femmes… ? C’est pas mieux. Toutes…
– Oh, sois pas rosse, dis pas d’mal des femmes
devant ces d’moiselles.
– Pour ce qu’elles s’en fichent… C’est tout à
fait général.
– Mais, tout de même... Moi je n’aime pas,
le général. Puis l’implicite a plus de distinction…
– Bon… Toutes les femmes… voilà. – tu es
content ? Le monde…
– Vlà qu’il s’pique de vérités générales, André, on aura tout vu !
– Le monde, dis-je, n'est qu’un
puisard infini où l’on rampe tous, autant qu’nous sommes.
– Nihiliste !
– Mais j’dis ça tout à fait légèrement… Pour
c’que ça a d’importance… Tu t’pensais sublime, peut-être ?
– Mais où veux-tu en venir ?
demanda Jean de Fréneuse.
– A quelque chose de fort simple. Dans tout
ce cloaque – et tu pardonneras mon vocabulaire… parce que je t’explique quelque
chose d’important, et d’presque sérieux – dans tout ça, il y a quelque chose qui rachète tout,
un machin-chose fort magnifique, c’est ce qui va réunir, un instant, deux de
ces êtres sans qualités ni perfections.
– Plaît-il… ?
– C’était ça ta conclusion ?
– J’y arrive. Notre ami se pique d’être sans
illusion. Alors, certes, on est souvent trompé en amour, toujours blessé,
malchanceux – rarement heureux… ne vous
en déplaise, mesdames… mais l’on aime et c’est tout d’même quelque chose… Et
quand on sera vieux, un pied dans la tombe, suffira d’se ressouvenir de tout ça
– des bars, des femmes et des amis. Et puis, se dire : j’ai eu mal
souvent, quelque fois je n'ai même rien compris à ce qui se passait… mais j’ai
aimé. J’ai fait ma vie, je l’ai menée comme je le rêvais... pas suivant mon
orgueil, mes peurs ou mon ennui.
– ...C’est bon, t’as fini ?
André sourit à son tour.
– Je crois bien, oui. J’écrirai
quelque chose là-dessus, un jour.
– Musset l’a pas déjà fait ?
– Ferme-la, ça n’a rien à voir.
Et les voix s’élevèrent à nouveau,
badinant toujours, dans un fracas de verres entrechoqués.