lundi 22 juillet 2013

Toute l'insatisfaction de la foule anxieuse - dont nous sommes

J'ai lu, et l'on raconte, que voyant un jour, dans une allée du Bois dont il balayait les feuilles à dix sous l'heure, passer dans une voiturer brillante une femme de luxe emmousselinée et nonchalante, un balayeur très déguenillé se redressa et s'écria : "Eh ben non ! N'pas bouffer, n'pas boire à ma soif, roupiller sur une paillasse et avoir des ripatons troués, - je m'en fous ! Mais c'qui m'dégoûte c'est d'penser qu'j'aurai jamais une gonzesse comme ça dans mon pieu !"... Je sympathise à de semblables souffrances plus qu'à toutes autres ; j'aime y voir, sans m'arrêter à la précision des images dont il fallait bien que c'balayeur "matérialisât sa pensée", toute l'insatisfaction de la foule anxieuse - dont nous sommes, car qui de nous n'a répété en lui-même, en ne changeant que les mots, mais pas le sens, la phrase où l'on jette son désir vers ce que l'on atteindra jamais ? Je ne désire - moi - du moins aujourd'hui, aucune des filles hors de prix ; mais je me souviens, à quatorze ans, d'avoir pleuré dans mon oreiller parce que je n'aurais jamais les petites Danseuses Javanaises, et j'ai gardé de cela une curiosité apitoyée pour tous ceux qu'une glace sépare d'une chose inutile qu'ils regardent fixement.

Jean de Tinan, Penses-tu réussir !, chapitre 6.

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