La porte a claqué et c’est devenu, dès lors, bien plus
simple… Je suis resté un instant, le temps d’une inspiration, dans l’écho
vengeur du désastre. J’ai soufflé – un temps. Puis j’ai fait un pas – le plus
dur : sortir du néant avant de s’y noyer – et j’ai marché. J’ai accroché
mes pensées aux rails d’un train qui passait, par hasard. Il s’est trouvé
que c’était la bonne direction. Je ne me souviens pas même des chemins que j’ai
pris – des routes traversées. Mon corps a fait le chemin, avec une autorité
souveraine.
Je n’ai pas compris ce que tu m’avais demandé. C’était pas
faute d’essayer, mais nos fatalités intérieures parlaient pas la même langue.
Je m’essayais parfois à l’imiter, ton idéal – celui-là même que tu me présentais
à demi-mots, en ombres chinoises – mais je ne parvenais, au pire, qu’à
t’effrayer ; au mieux, qu’à singer les personnages fantasmagoriques qui
bouffaient le mur, à l’en faire disparaître. C’était jamais comme il fallait
et, quand bien même ma maladresse était à même de t’émouvoir… tu ne pouvais
voir que la disproportion entre le monstre bien gentil que je te présentais,
racollé de désirs contraires et d’aspirations muettes, et ce que l’on aurait dû t’offrir. On t’aimerait si on
savait…
Litanie des trains qui passent – je m’éloigne, et ça n’est
pas grave – …ma pensée ricoche sur les villes invisibles. C’est vrai que c’est
plus simple, cette porte, entre nous. Je peux maintenant réfléchir. Je peux
maintenant comprendre.
Je n’ai jamais été fort pour comprendre les autres. J’ai
souvent pris des sentiments pour ce qu’ils n’étaient pas, raccrochant ensemble
toutes les formes d’affection qu’on avait bien voulu m’offrir. Les couleurs
n’allaient pas ensemble, mais elles m’en voulaient pas. Dans la pénombre, ça
passait même plutôt bien. J’ai adoré, en vain, dans le secret des alcôves,
quand on ne me voyait pas. J’ai ignoré, en presqu’innocence, ceux qui faisaient
pareil… avec moi.
Je m’éloigne – et ça n’est pas grave. Dans la plus grande
des solitudes – celle où l’on vit trop fort autour de toi et où tu savoures le
pauvre écho de tes fééries intérieures, en autarcie – j’invente mon propre
langage, je perfectionne mes interprétations. Je tourne et retourne ce que
tu as bien voulu me présenter et j’essaie de le classer dans ma petite
bibliothèque du souvenir. À
gauche, ce qui vient du cœur, ce qui t’a échappé… avec, pour tout bien relier
ensemble, un regard – un geste – un sourire. À droite, les phrases bien senties, les propositions
construites, les grands débats qu’on avait parfois. Les deux vont jamais bien
ensemble – ça gêne aux entournures – et je choisis de gommer, au choix, ce qui
me semble le moins défini, ce que je trouve le moins pertinent... Peut-être qu’au
fond, tout donne un tableau cohérent et que je n’ai pas trouvé l’angle adéquat
– la distance nécessaire – pour le voir. J’ai compris ton affection en
anamorphose.
Mais il
suffira d’un pas de côté, d’un mouvement de tête – et je perdrai tout. Ne resteront
plus que les aplats de couleurs, les souvenirs épars, dans un classement sans
suite. J’aurais voulu connaître ce que tu attendais de moi – je me serais
employé à y correspondre, douloureusement. Tu me connais, j’en suis capable.
Peut-être est-ce justement pour cela que tu as si bien observé le silence… Je
ne devais pas connaître la
réponse : je me serais senti obligé d’y coller, en toutes circonstances,
et j’aurais découpé de mes propres mains tout ce qui dépassait – sans rien
dire. Peut-être que dans mes silences avortés, dans ce que j’aurais si
volontiers jeté aux ordures, il y avait quelque chose que tu aimais… Quand bien
même t’aurais pas dû.
…Litanie des trains qui se croisent – je m’éloigne… Tu sais, peut-être que j’aurais
bien aimé que cela ait été grave. Les drames, même anodins, ont cela de
rassurant qu’ils laissent une empreinte, quelque part. Les autres, ceux qui ont
frappé trop fort et qui partent en laissant, derrière eux, des rivières mortes
et des cicatrices… ils seront toujours là. Mais moi… À trop vouloir arrondir
les angles, à toujours estomper les contours, j’ai peur que tu m’oublies... Me
diras-tu un jour quel visage a mon souvenir ?
Je
revois cette porte qui s’est refermée entre nous – soupir du bois, cri du
loquet. Rien, puis le silence… Grâce à elle, je fais maintenant de nous ce que
je veux. Je peux t’imaginer tous les regrets possibles – espérer des silences
étudiés, à l’image des miens ; des gestes qui s’indisposent, des
indifférences fardées. Toute une hypocrisie à rebours – celle du sentiment qui
ne se dit pas. C’est construit sur rien – je ne me souviens même plus des
derniers mots échangés – et ça a des bases fragiles. Mais cela me permets de
parer mon regret de façon à pouvoir le contempler à loisir : la tristesse
de l’occasion manquée plutôt qu’autre chose.
Peut-être,
derrière cette porte, ne penses-tu déjà qu’à autre chose – des projets à n’en
plus finir, des amis et des femmes, la frénésie et l’angoisse. Peut-être ne
gardes-tu de tout cela qu’un reste d’indifférence polie, sans mesquinerie ni persiflage – juste… un
vague sentiment de lassitude et d’ennui. Qu’importe, au fond. Je ne puis
imaginer que ce que je suis en mesure d’accepter.
Litanie des trains qui… – ma pensée ricoche sur les
non-paysages. La nuit est tombée, et j’arrive bientôt. Crissement des rails.
J’ai pris mon sac dans un geste endormi – ma pensée s’est ralentie, suspendue –
avec le reste. Je suis descendu absolument vide – la tête lourde de toutes mes
espérances sauvages. Je quitte le quai, je rentre chez moi. Deux tours de clés
– il y a maintenant bien plus qu’une
porte entre nous.
Je me suis éloigné – ce qu’il fallait. J’ai toujours pas vu
l’anamorphose.
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