jeudi 19 décembre 2013

Et puis zut !

Médiocres et inévitables lyrismes, qui viennent nous gâter des heures dont l’émotion devrait être exquise ! Peut-être – vraiment – sommes-nous honteux de notre sécheresse, et nous essayons de nous duper avec des mots (mais, maintenant, les vieux mots d’amour ne savent plus nous enthousiasmer, de même que nous souhaiterions des caresses un peu inédites) car, lorsque nous avons compris que la réalisation ne peut-être que banale, quelle faiblesse est la nôtre de tant regretter une ombre de bonheur que nous n’aurions même pas acceptée !

Peut-être souhaitons-nous lâchement conserver une illusion toujours, mais nous savons bien que cela n’est pas possible ; - et puis cela serait seulement demeurer stationnaire sur la route où il faut éternellement marcher.

Devrons-nous ainsi ricocher de cœur en cœur et de chair en chair jusqu’à l’apaisement d’un néant ou l’effarement d’un au-delà ! – l’effarement : car peut-être ne songeons-nous si souvent à la possibilité d’un ineffable devenir d’amour que parce que nous parvenons mal à y croire, et nous ne parvenons pas non plus à croire en l’anéantissement simple des personnalités ; nos souffrances d’amour sont comme des reflets de nos girations métaphysiques, seulement cela ne nous apparaît pas très nettement, parce qu’il y a rarement simultanéité. 

Jean de Tinan, Annotation sentimentale

mercredi 18 décembre 2013

On ne badine pas avec l'amour



C'était un soir à l’Abbaye de Thélème, au numéro un de la place Pigalle. André de Ferval y était attablé avec quelques amis, autour d’un verre – l’eau, ce liquide si impur… Ils discutaient, de choses et d’autres –  et surtout de sujets peu sérieux – avec la gravité qui seyait à leur jeune âge. Et puis, la conversation se déployant, sous l’œil brillant des femmes, l’on dériva, joyeusement… Il y avait Jean de Fréneuse, Raoul de Vallonges, Gérard de Kérante (il y avait là-dedans des pseudonymes)… Il y avait Louise, Lucia, Blanche (il y avait là-dedans des pseudonymes)… Avouez que cela ne pouvait que dégénérer. Alors on se mit à parler d’amour. 

Jean de Fréneuse, sirotant tranquillement un cognac – Jean de Fréneuse avait la désagréable manie de ne jamais faire comme tout le monde – fut le premier à jeter le caillou dans la mare (les pavés étaient trop lourds à lancer, c’était un peu fatiguant) :
  Mais l’amour est passé de mode, tout le monde le sait. Qui, aujourd’hui, s’embarrasse de scrupules… ? Les imbéciles, les naïfs, voilà tout.
Les femmes protestèrent, en papillonnant des cils – lorsqu’on couplait une fortune confortable à une mine bien faite, l’on n’avait jamais tort, même lorsqu’on débitait les pires âneries. Les hommes y mirent un peu plus d’allant :
  Oh, l’autre !
– Hé, Jean, ferme ta gueule.
Le duc de Fréneuse alluma une cigarette – nécessaire ponctuation.
– Vous ne comprenez pas. J’aimerais bien... moi-même... mais... le cœur des femmes a changé, voilà. Laquelle d’entre elle sait aujourd’hui s’attacher, en dépit de tout, avec ce tendre et constant sentiment qu’elles savaient avoir… ? Oh, je n’dis pas que c’était mieux avant, comprenez-moi bien. La liberté des mœurs… J’suis pour la liberté des mœurs. Mais qui peut encore aimer aujourd’hui ?
André de Ferval l’observait, en silence. Derrière la désinvolture apparente de la conversation, il avait l’impression confuse que quelque chose d’important se jouait là.
– Tu charries, Fréneuse.
 Même pas… !
Les femmes papotaient autour, renonçant à prendre position. Le brouhaha, l’alcool, la fumée… André eut un vertige.
 « L’amour ne vole plus, il s’est fait friser les ailes. »
– Excellent !
– Stupide !
C’est une opinion
Et soudain il frappa du plat de la main sur la table – Marie étouffa un cri, et Blanche un rire.
 Je ne peux pas te laisser dire ça.
Jean eut un sourire en coin.
– Penses-tu… ?
Avec cet air ironique qui vous invitait à continuer, l’air de dire : va toujours, tu ne me persuaderas point… On savait où cela menait, ces airs-là... André prit une profonde inspiration, puis il commença :
 Ah, certes, tous les  hommes, tous, vous racontent des salades, changent de femmes comme de faux-cols…
– Je n’te l’fais pas dire !
 Tais-toi, Louise…
– Ils sont tous hypocrites – oui, même toi, Jean, qui es si fier d’asséner aux gens leurs vérités. Tous, ils bavassent inutilement – comme vous et moi maintenant, tout à fait ! Ajoutez à cela une trop haute opinion d’eux-mêmes, la petite somme de lâcheté qui fait bien, pas assez de dignité pour justifier du rang social …
– Hé !
 Et puis une attraction trop poussée pour les plaisirs de la chair…
– Ah ça, en revanche, c’est vrai !
 Tu vas m’laisser finir ? Les femmes… ? C’est pas mieux. Toutes…
 Oh, sois pas rosse, dis pas d’mal des femmes devant ces d’moiselles.
 Pour ce qu’elles s’en fichent… C’est tout à fait général.
–  Mais, tout de même... Moi je n’aime pas, le général. Puis l’implicite a plus de distinction…
 Bon… Toutes les femmes… voilà. – tu es content ? Le monde…
 Vlà qu’il s’pique de vérités générales, André, on aura tout vu !
– Le monde, dis-je, n'est qu’un puisard infini où l’on rampe tous, autant qu’nous sommes.
 Nihiliste !
 Mais j’dis ça tout à fait légèrement… Pour c’que ça a d’importance… Tu t’pensais sublime, peut-être ?
– Mais où veux-tu en venir ? demanda Jean de Fréneuse.
 A quelque chose de fort simple. Dans tout ce cloaque – et tu pardonneras mon vocabulaire… parce que je t’explique quelque chose d’important, et d’presque sérieux – dans tout ça, il y a quelque chose qui rachète tout, un machin-chose fort magnifique, c’est ce qui va réunir, un instant, deux de ces êtres sans qualités ni perfections.
 Plaît-il… ?
– C’était ça ta conclusion ?
 J’y arrive. Notre ami se pique d’être sans illusion. Alors, certes, on est souvent trompé en amour, toujours blessé, malchanceux – rarement heureux…  ne vous en déplaise, mesdames… mais l’on aime et c’est tout d’même quelque chose… Et quand on sera vieux, un pied dans la tombe, suffira d’se ressouvenir de tout ça – des bars, des femmes et des amis. Et puis, se dire : j’ai eu mal souvent, quelque fois je n'ai même rien compris à ce qui se passait… mais j’ai aimé. J’ai fait ma vie, je l’ai menée comme je le rêvais... pas suivant mon orgueil, mes peurs ou mon ennui.
–  ...C’est bon, t’as fini ?
André sourit à son tour.
– Je crois bien, oui. J’écrirai quelque chose là-dessus, un jour.
 Musset l’a pas déjà fait ?
 Ferme-la, ça n’a rien à voir.
Et les voix s’élevèrent à nouveau, badinant toujours, dans un fracas de verres entrechoqués.

samedi 14 décembre 2013

Octobre en attendant

Ce fut un bien au vent d'octobre paysage.
Jules Laforgue



Le paysage tant vanté des bains de mer n’avait jamais inspiré grand-chose à André de Ferval. Mais que pouvaient la plage et ses loisirs frivoles, pour qui faisait profession de snobisme… ? Les casinos, les hôtels en vogue se trouvaient envahis de nouveaux riches, qui professaient des opinions à la mode et étalaient leur luxe à qui voulait bien le voir : il n’y avait que les parvenus qui avaient soin de tant faire sentir, à la moindre occasion, leur supériorité…

La nature sauvage des plages reculées ne l’émouvait pas davantage : nul frisson devant le puissant spectacle des falaises sculptées par les vagues, nulle émotion devant leur divine architecture. Un aquarelliste se fût pâmé devant le jeu de lumières sur les pierres blanches – André de Ferval les voyait grises ; André de Ferval ne partait pas bien dans la vie ; un réaliste en eût révélé les multiples détails ; un symboliste en eût vanté la signification profonde et métaphorique… Tous eussent célébré le principe affolant de ces naturelles cathédrales… André de Ferval, lui, allait méditant. C’est qu’il avait une excuse : il était malheureux en amour.

Il avait quitté Paris voilà deux jours, après avoir affecté pour l’heureuse maîtresse l’indifférence la plus étudiée… et il était venu l’aimer tout son saoul dans le plus profond de la région normande. Loin d’elle, il se laissait aller à la jouissance d’un amour bête, sincère et débridé – de ces sentiments qu’il n’est plus permis d’évoquer depuis que les romantiques sont passés de mode. Ceux-là… – fichu sable au fond des bottines… ! – avaient fait bien du mal aux amoureux bénévoles – ces  pauvres volontaires qui ne demandaient qu’à adorer, patiemment et en silence, l’objet de leurs pensées. Ceux-là, dis-je, avaient joué de la passion sur des airs trop appuyés, ne permettant plus ni la légèreté ni le dilettantisme du cœur – seule ressource des âmes trop délicates. Ils avaient fait du zéphyr distrait des cœurs en peine des bourrasques de passion que vous épuisaient… ils avaient été les premiers pour mener leur sentiment tambour battant, avec le courage tonitruant du soldat… mais aussi sa rudesse et sa violence. Aussi, après eux, ne pouvait-on plus aimer, simplement, sans passer pour un naïf ou un imbécile… Sans doute les temps y étaient-ils aussi pour quelque chose… Alors c’était tout simple : qui se laissait surprendre par l’amour allait se terrer en province, à l’instar d’André de Ferval. Il y guérissait du sentiment comme on guérissait de maladie. Le temps de tuer l’adolescent inconsolable pour réapparaître changé – toujours le même – ironique et fier, prêt à traiter ses pires blessures avec brutalité et désinvolture… Tout un art.

Ah, c’était qu’elle l’avait rendu fou, pour qu’il vienne s’égarer, en plein mois d’octobre, sur une plage déserte battue par les vents… ! Alors même qu’il pestait intérieurement, contre le froid, le sable, la pluie naissante – cet insupportable crachin qui vous trempe les os et vous humidifie bêtement le cœur – André se plaisait à évoquer son souvenir. Il la distinguait, vaguement, se souvenait déjà à peine du reflet changeant de ses yeux… mais il se rappelait bien trop les gestes qu’elle avait aux heures tendres et dressait, presque malgré lui, le catalogue factuel de ses dires... Il étudiait chaque phrase en entomologiste, la passait au tamis de ses attentes et de ses craintes, tentant de l’interpréter de la façon la plus probable possible. Parfois, un sourire naissait sur son visage, ou son cœur se serrait soudain : bien sûr, qu’elle l’aimait ! N’était-ce pas évident… ? Mais, bien vite, le doute refaisait surface. Il convoquait, pour chaque signe favorable, un élément contraire, oubliant que tout comme elle, il avait feint l’indifférence qu’il était d’usage de conserver en matière d’amour, chez les jeunes gens de sa génération. Alors il se surprenait à méditer… sans saisir bien, au fond, le mot fini de ses attentes. Se trouvait comme ces monomanes, dans les maisons de repos, à souhaiter perdre ses addictions sans cesser pourtant de vouloir y revenir.

Les premiers jours furent terribles… Puis le temps passa. Le temps passe toujours. Histoire connue.

Cabourg, 29 octobre 1902