samedi 14 décembre 2013

Octobre en attendant

Ce fut un bien au vent d'octobre paysage.
Jules Laforgue



Le paysage tant vanté des bains de mer n’avait jamais inspiré grand-chose à André de Ferval. Mais que pouvaient la plage et ses loisirs frivoles, pour qui faisait profession de snobisme… ? Les casinos, les hôtels en vogue se trouvaient envahis de nouveaux riches, qui professaient des opinions à la mode et étalaient leur luxe à qui voulait bien le voir : il n’y avait que les parvenus qui avaient soin de tant faire sentir, à la moindre occasion, leur supériorité…

La nature sauvage des plages reculées ne l’émouvait pas davantage : nul frisson devant le puissant spectacle des falaises sculptées par les vagues, nulle émotion devant leur divine architecture. Un aquarelliste se fût pâmé devant le jeu de lumières sur les pierres blanches – André de Ferval les voyait grises ; André de Ferval ne partait pas bien dans la vie ; un réaliste en eût révélé les multiples détails ; un symboliste en eût vanté la signification profonde et métaphorique… Tous eussent célébré le principe affolant de ces naturelles cathédrales… André de Ferval, lui, allait méditant. C’est qu’il avait une excuse : il était malheureux en amour.

Il avait quitté Paris voilà deux jours, après avoir affecté pour l’heureuse maîtresse l’indifférence la plus étudiée… et il était venu l’aimer tout son saoul dans le plus profond de la région normande. Loin d’elle, il se laissait aller à la jouissance d’un amour bête, sincère et débridé – de ces sentiments qu’il n’est plus permis d’évoquer depuis que les romantiques sont passés de mode. Ceux-là… – fichu sable au fond des bottines… ! – avaient fait bien du mal aux amoureux bénévoles – ces  pauvres volontaires qui ne demandaient qu’à adorer, patiemment et en silence, l’objet de leurs pensées. Ceux-là, dis-je, avaient joué de la passion sur des airs trop appuyés, ne permettant plus ni la légèreté ni le dilettantisme du cœur – seule ressource des âmes trop délicates. Ils avaient fait du zéphyr distrait des cœurs en peine des bourrasques de passion que vous épuisaient… ils avaient été les premiers pour mener leur sentiment tambour battant, avec le courage tonitruant du soldat… mais aussi sa rudesse et sa violence. Aussi, après eux, ne pouvait-on plus aimer, simplement, sans passer pour un naïf ou un imbécile… Sans doute les temps y étaient-ils aussi pour quelque chose… Alors c’était tout simple : qui se laissait surprendre par l’amour allait se terrer en province, à l’instar d’André de Ferval. Il y guérissait du sentiment comme on guérissait de maladie. Le temps de tuer l’adolescent inconsolable pour réapparaître changé – toujours le même – ironique et fier, prêt à traiter ses pires blessures avec brutalité et désinvolture… Tout un art.

Ah, c’était qu’elle l’avait rendu fou, pour qu’il vienne s’égarer, en plein mois d’octobre, sur une plage déserte battue par les vents… ! Alors même qu’il pestait intérieurement, contre le froid, le sable, la pluie naissante – cet insupportable crachin qui vous trempe les os et vous humidifie bêtement le cœur – André se plaisait à évoquer son souvenir. Il la distinguait, vaguement, se souvenait déjà à peine du reflet changeant de ses yeux… mais il se rappelait bien trop les gestes qu’elle avait aux heures tendres et dressait, presque malgré lui, le catalogue factuel de ses dires... Il étudiait chaque phrase en entomologiste, la passait au tamis de ses attentes et de ses craintes, tentant de l’interpréter de la façon la plus probable possible. Parfois, un sourire naissait sur son visage, ou son cœur se serrait soudain : bien sûr, qu’elle l’aimait ! N’était-ce pas évident… ? Mais, bien vite, le doute refaisait surface. Il convoquait, pour chaque signe favorable, un élément contraire, oubliant que tout comme elle, il avait feint l’indifférence qu’il était d’usage de conserver en matière d’amour, chez les jeunes gens de sa génération. Alors il se surprenait à méditer… sans saisir bien, au fond, le mot fini de ses attentes. Se trouvait comme ces monomanes, dans les maisons de repos, à souhaiter perdre ses addictions sans cesser pourtant de vouloir y revenir.

Les premiers jours furent terribles… Puis le temps passa. Le temps passe toujours. Histoire connue.

Cabourg, 29 octobre 1902

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire