Café Weber, minuit. Raoul est devant un verre de cognac, le crayon en main, et il écrit. Il
a choisi des feuilles épaisses, un papier cher où l'on aperçoit les lignes de
tissages - comme un grand drap pour y allonger ses idées. Il soigne ses titres,
ses transitions, et trace d’un trait fin de longues lignes, canevas d’un futur
chef d’œuvre. C'est un homme appliqué. Il y a quelque chose de presque
méthodique dans ses gestes, et c'est comme s'il s'observait lui-même, dans
l'eau trouble d'un vaste miroir ... Oh, il écrit, sans doute, mais ...
– Tiens, tu travailles ?
Le jeune homme lève la tête, et reconnaît un ami - une connaissance, un pair.
Il s'appelle Gérard, Jean, René ou Blaise. Qu'importe, au fond, ce
sont tous les mêmes ... Des répliques de caractères, poupées imbriquées dans
leurs contradictions : l'un ne mange que des œufs (régimes bizarres imposés par
les médecins ...), l'autre ne fait que lire des livres, et on ne sait pas s'ils font la
différence de l'un à l'autre. Ils s'apprécient, tous, parce
qu'ils savent dire les choses sur une même tonalité - et que même leurs dissonances
ont maintenant valeur d'habitude. Ces amis-là, ils commencent à aimer la
tranquillité, se surprennent à rêver de mariage alors qu'approche la trentaine.
Ça finit en petites vies bien rangées dans les placards, avec des chemises et
des sourires bien repassés. Vallonges aussi se surprend parfois à y songer, et
puis il y a ...
– J'écris, répond-t-il ...
Et la phrase grince un peu d'être privé de titre et
de complément.
– Je peux voir ?
Raoul hausse les épaules, et présente le manuscrit. Tandis que Gérard, Jean,
René ou Blaise le parcourt des yeux, il songe ... Il a connu des femmes –
beaucoup de femmes, et presque autant de désillusions. En s'égarant dans un
bouge, aux premières heures de sa jeunesse amoureuse, il a compris que l'amour
n'était rien que le frottement de deux corps, la caresse de quatre lèvres – ne
me regardez pas comme ça, c'est lui qui le dit. Il a cherché, cependant, autre
chose. Il a même voulu se fiancer. Mais les passions d'un homme effraient
peut-être, en ces temps sans chimères. Il a écrit un Épithalame pour un
mariage manqué - tout à fait manqué. Florence en a épousé un autre, et elle
en a déjà deux enfants. Il croise parfois, avec rage, sa silhouette déformée et
son air fade ... Il a
eu des amours d'adultère, des amours pour des presque mortes. Tout un cortège
de malades, de futiles, de femmes tout en transparence. De quoi vous peupler un
chemin vers les Enfers. Il est tombé malade, s'est rangé un peu.
Puis il connut une relation simple, faite d'habitude et de compromis, avec
une femme mariée. C'était quelque chose d'assumé, sans idéal : une petite
routine agréable que l'on se construisait à deux, et le risque – si mince au
fond – de la surprise, de la trahison donnaient quelque chose de
charmant à ce qui eût été tué par l'ennui. Mais les choses ne sont jamais
simples, et Raoul rencontra Aimienne. Elle avait quatorze ans. Il la trouva dans la rue, un soir, grelottante – l'excitation d'une
première nuit de fugue. C'était une adolescente, longue et fine, mais ses longs
cheveux étaient ceux d'une enfant. Il l'hébergea deux jours - Gérard, Jean et
Cie raillèrent l'excès de délicatesse qui retint sa main. Peut-être
eurent-ils raison, car elle partit. Depuis, il garde comme un regret, mais
va-t-on retrouver une gamine de quatorze ans, à l'esprit encore en friche, et
qui lit des romans d'aventure, quand on est un homme comme lui... ?
Raoul a été laissé dans ce vague suspens. Grand, un peu voûté, il semble
lui-même avoir pris, à force de se pencher sur son reflet, la forme d'un point
d'interrogation. Il cherche, à présent, à retrouver celles que les romans lui
ont ravi, à finir l'histoire : comment peut-on être condamné à demeurer, pour
une vie entière, dans la parenthèse ... ?
– Dis donc, c'est pas clair, ton truc.
Raoul a un sursaut. Il reprend les feuillets, sans émotion.
– Tu permets ? J'ai pas fini.
– Non, mais ça veut dire quoi ?
Le jeune homme haussa les épaules, avec un vague sourire.
– Pas la moindre idée.
L'autre lève les yeux au ciel. Il lance un rendez-vous futur, quelques
railleries (il a tellement raison), et puis il s'éclipse, « parce qu'il
faut bien te laisser travailler quand même ». Raoul se retrouve seul, dans
le café qui se vide. Il reprend son crayon, et trace des mots, sans suite, au
fil de la pensée. Ce sont des impressions en vrac, des guirlandes d'idées
vagues ... C'est peut-être le lieu qui veut ça. Vallonges n'aime pas cette
pièce aveugle qui vous pousse à cracher ce qui dort au fond de vous – bêtise ou
révélation ; presque toujours bêtise – et pourtant il y retourne, plusieurs
fois par semaine, avec une ardeur qui tient de l’obsession. Il croit que c’est là
qu’il esquissera son premier chef d’œuvre. Seulement … Les lignes qu’il trace,
fiévreusement, ne valent rien et finiront oubliées dans un tiroir. Un jour
il les brûlera sans doute, en holocauste pour son destin figé.
Impression soleil couchant.
(mars 2012)