vendredi 24 janvier 2014

Etude d'un personnage existant : Raoul de Vallonges


Café Weber, minuit. Raoul est devant un verre de cognac, le crayon en main, et il écrit. Il a choisi des feuilles épaisses, un papier cher où l'on aperçoit les lignes de tissages - comme un grand drap pour y allonger ses idées. Il soigne ses titres, ses transitions, et trace d’un trait fin de longues lignes, canevas d’un futur chef d’œuvre. C'est un homme appliqué. Il y a quelque chose de presque méthodique dans ses gestes, et c'est comme s'il s'observait lui-même, dans l'eau trouble d'un vaste miroir ... Oh, il écrit, sans doute, mais ...

 Tiens, tu travailles ?

Le jeune homme lève la tête, et reconnaît un ami - une connaissance, un pair. Il s'appelle Gérard, Jean, René ou Blaise. Qu'importe, au fond, ce sont tous les mêmes ... Des répliques de caractères, poupées imbriquées dans leurs contradictions : l'un ne mange que des œufs (régimes bizarres imposés par les médecins ...), l'autre ne fait que lire des livres, et on ne sait pas s'ils font la différence de l'un à l'autre. Ils s'apprécient, tous, parce qu'ils savent dire les choses sur une même tonalité - et que même leurs dissonances ont maintenant valeur d'habitude. Ces amis-là, ils commencent à aimer la tranquillité, se surprennent à rêver de mariage alors qu'approche la trentaine. Ça finit en petites vies bien rangées dans les placards, avec des chemises et des sourires bien repassés. Vallonges aussi se surprend parfois à y songer, et puis il y a ...

 J'écris, répond-t-il ... 

Et la phrase grince un peu d'être privé de titre et de complément. 

 Je peux voir ?

Raoul hausse les épaules, et présente le manuscrit. Tandis que Gérard, Jean, René ou Blaise le parcourt des yeux, il songe ... Il a connu des femmes
beaucoup de femmes, et presque autant de désillusions. En s'égarant dans un bouge, aux premières heures de sa jeunesse amoureuse, il a compris que l'amour n'était rien que le frottement de deux corps, la caresse de quatre lèvres ne me regardez pas comme ça, c'est lui qui le dit. Il a cherché, cependant, autre chose. Il a même voulu se fiancer. Mais les passions d'un homme effraient peut-être, en ces temps sans chimères. Il a écrit un Épithalame pour un mariage manqué - tout à fait manqué. Florence en a épousé un autre, et elle en a déjà deux enfants. Il croise parfois, avec rage, sa silhouette déformée et son air fade ... Il a eu des amours d'adultère, des amours pour des presque mortes. Tout un cortège de malades, de futiles, de femmes tout en transparence. De quoi vous peupler un chemin vers les Enfers. Il est tombé malade, s'est rangé un peu.

Puis il connut une relation simple, faite d'habitude et de compromis, avec une femme mariée. C'était quelque chose d'assumé, sans idéal : une petite routine agréable que l'on se construisait à deux, et le risque
si mince au fond de la surprise, de la trahison donnaient quelque chose de charmant à ce qui eût été tué par l'ennui. Mais les choses ne sont jamais simples, et Raoul rencontra Aimienne. Elle avait quatorze ans. Il la trouva dans la rue, un soir, grelottante l'excitation d'une première nuit de fugue. C'était une adolescente, longue et fine, mais ses longs cheveux étaient ceux d'une enfant. Il l'hébergea deux jours - Gérard, Jean et Cie raillèrent l'excès de délicatesse qui retint sa main. Peut-être eurent-ils raison, car elle partit. Depuis, il garde comme un regret, mais va-t-on retrouver une gamine de quatorze ans, à l'esprit encore en friche, et qui lit des romans d'aventure, quand on est un homme comme lui... ?

Raoul a été laissé dans ce vague suspens. Grand, un peu voûté, il semble lui-même avoir pris, à force de se pencher sur son reflet, la forme d'un point d'interrogation. Il cherche, à présent, à retrouver celles que les romans lui ont ravi, à finir l'histoire : comment peut-on être condamné à demeurer, pour une vie entière, dans la parenthèse ... ?

Dis donc, c'est pas clair, ton truc.

Raoul a un sursaut. Il reprend les feuillets, sans émotion.

Tu permets ? J'ai pas fini.

 Non, mais ça veut dire quoi ?

Le jeune homme haussa les épaules, avec un vague sourire.
 
Pas la moindre idée.

L'autre lève les yeux au ciel. Il lance un rendez-vous futur, quelques railleries (il a tellement raison), et puis il s'éclipse,
« parce qu'il faut bien te laisser travailler quand même ». Raoul se retrouve seul, dans le café qui se vide. Il reprend son crayon, et trace des mots, sans suite, au fil de la pensée. Ce sont des impressions en vrac, des guirlandes d'idées vagues ... C'est peut-être le lieu qui veut ça. Vallonges n'aime pas cette pièce aveugle qui vous pousse à cracher ce qui dort au fond de vous bêtise ou révélation ; presque toujours bêtise et pourtant il y retourne, plusieurs fois par semaine, avec une ardeur qui tient de l’obsession. Il croit que c’est là qu’il esquissera son premier chef d’œuvre. Seulement … Les lignes qu’il trace, fiévreusement, ne valent rien et finiront oubliées dans un tiroir. Un jour il les brûlera sans doute, en holocauste pour son destin figé.

Impression soleil couchant. 


(mars 2012)