vendredi 3 janvier 2014

Modeste proposition pour...

Il n’y a rien de plus surfait que cette image de l’écrivain – penseur – oisif asservi, attablé au fond (ou sur la terrasse) d’un petit café, bourgeois bohème, rock’n’roll ou résolument chic, qui se met à songer à ce qui fut sa vie. Pourtant, c’est bien ce que je fis ce jour-là. J’avais bien choisi mon cadre – café tranquille du Quartier Latin, verre de vin, six heures du soir (prescription aisée) – pour faire le bilan, établir les comptes. Je ne fumais pas, mais l’envie y était… Je n’avais même pas grand-chose à contempler, dans l’humble précipice de mon existence (pire encore, on n’y voyait pas grand-chose : il y avait trop de brouillard), mais, après tout… J’étais encore assez jeune – tout juste ! – pour avoir une excuse. Et je regardais passer les gens… Classique. Je pensais au temps qui passe. Je me demandais, dans mes instants de faiblesse, comment changer le monde – sentimentaliser correctement – faire un bon livre (l’ordre n’est qu’indicatif). Les plus naïfs m’auraient sans doute répondu : peut-être en trouvant l’amour, en en faisant un livre, qui changerait le monde… mais les naïfs ne sont pas des gens fréquentables. Une femme, non loin, ôtait son foulard d’un geste distrait, et la soie exhalait doucement la senteur d’un parfum de prix… C’était à la fois tendre et beau. Je me laissai aller, un instant, à la contempler… jusqu’à ce qu’elle tourne vers moi sa petite tête d’oiseau trop bien dressé… Les miracles ont toujours été de courte durée. Dans son œil, et dans celui de tous les autres, ce même rejet tranquille, sans outrance ni vacarme. La solitude s’accommode aussi bien du bruit que du silence. Et cela m’était un tremplin comme un autre, pour mes romans de la vie intérieure.

Toujours, en effet, quelque chose n’avait pas fonctionné dans ma vie, sans que je sache quoi – ni pourquoi. Ce n’était pourtant pas faute de me faire violence… Les femmes, surtout, avaient toujours posé sur moi des yeux de verre – songes creux qui rechignent à vous voir, se refusent à vous aimer. Je dis cela en simili-métaphore, mais c’est ainsi que j’exprime les choses – non au plus près d’une vérité factice, dont les voiles sont toujours trompeurs (le même parfum, toujours), mais au plus près de ma sensation d’alors – ou du souvenir que j’en ai… Ce n’est pas subtil, sans doute, mais le vrai génie eût réussi à simplifier tout cela plus encore. Peut-être saurai-je aimer quand, enfin, je saurai rendre les choses simples…

J’en reviens toujours à ce problème, notons, mais ce n’est que le reflet inversé de la même chose – suivez-moi si vous le pouvez (moi je ne le peux pas). Cela fait quelques années que je déplore, bien tristement, mon impuissance d’aimer, mais n’est-ce point pour ne pas déplorer celle des autres… ? La rupture n’est-elle pas ailleurs, au fond ?

Qu’importe, sans doute. Depuis longtemps, j’ai cessé de me plaindre, au sens le plus simple du terme. Couper court aux lamentations me semblait une nécessité : il y avait là-dedans une lourdeur qui ne plaisait guère – ni à moi, ni aux autres. N’évite-t-on pas à tout prix ces gens qui charrient avec eux tous leurs petits malheurs, érigés sur le piédestal des tragédies humaines… ? Mes souffrances à moi sont toutes simples, elles ont cette prétention-là… Avec le temps, je les ai même dressées, apprivoisées – j’ai même appris à les terrasser d’un geste, sans l’aide de personne. Si bien que, souvent, j’ai oublié des adjuvants dans mon sillage… Toute liberté a son prix.

Les garçons qui tournaient autour de moi, dans la rumeur diffuse du café, me représentèrent assez bien la faillite de ma pensée. Je commandai un café crème – je m’adoucissais. Le bilan de  ma vie ne m’en semblait pas plus glorieux. Tout au plus pouvais-je représenter l’ennui – ou l’indifférence blessée, peut-être – érigés en majesté. La belle affaire. J’aperçus un homme dehors, l’œil figé sur la trace honteuse d’un crachat… et me surpris à me demander si je n’étais pas ainsi, dans ce même ridicule, à cesser de vivre pour contempler le rien – le pas-grand-chose… Sur la table, une fleur mauve n’en cessait plus de mourir. Artificiellement.

Et puis soudain, je me levai et sortit en toute volée. Dehors, je levai les yeux et soutins du regard le ciel grisâtre et clair… Était-ce la fragrance douce du parfum de cette femme, l’amertume du café sur mon ivresse naissante ou une de ces pensées sans formules qui nous traversaient parfois l’esprit…? Je ne sais. Mais j’avais repris confiance.

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