jeudi 10 avril 2014

L’Appartement (Mats Ek, 31 mars 2012)


Je me suis enfermée toute seule dans un Appartement. Les limites en sont mal définies et les coulisses ouvrent sur mes couloirs imaginaires. La télévision en est le seul ornement, et elle clignote, en permanence, contre mon cœur mal éteint. Longtemps, j’ai été seule. J’aurais pu crier à mes affiches, à mes livres, à mes écrans noirs cette même chose qu’il avait crié, dans son désespoir, face aux images – toujours muettes – que l’on nous faisait deviner, à nous, spectateurs : Mais pourquoi tu ne me réponds jamais… ?!
Mats Ek nous donnait à voir l’être humain dans son aliénation la plus complète, dans ce qu’il avait de plus pesant, de plus mesquin, de plus honteux. Son regard, pourtant, était aussi tendre que cruel. Peut-être était-ce parce qu’il y avait de quoi – une infime part… pour tout racheter, jusque dans la laideur d’un quotidien – toujours le même. Les hontes de la dame au bidet, les bébés cachés dans la cuisinière ont presque des airs d’habitude – c’était peut-être ce qui les rendait si terribles.
Je me souviens, souvent, d’une scène, d’un geste de ce ballet-là. Ce n’est sans doute pas le plus « beau » au sens le plus académique du terme. Mais c’est à la fois le plus étrange et le plus familier. Je le vois ressurgir dans nos incompréhensions, nos douleurs, nos maladresses. Il transparaît, insidieusement, dans toute la souffrance inconsciente de nos étreintes. Quand les mots roulent, grinçants, au fond de la gorge, et qu’on les avale avec difficulté, je vois les pas heurtés, les trébuchements, les gestes qui s’exaspèrent. Je le ressens aussi dans nos moments de grâce. C’est alors si soudain, si fugitif, que le souvenir en ressurgit presqu’absent, comme ces arabesques suspendues – parenthèse accordée du réel.
Il y a chez moi une vieille gazinière où j’ai laissé reposer tous les non-dits, toutes les gênes, toutes les trahisons de mes amours passées. Personne ne s’en était jamais inquiété. J’en conviens, la chute en était moins bonne : il n’y avait plus la douce ironie de cet amour-conflit qui se noue, se dénoue, dans cette complicité aveugle – sincère mais aveugle – et qui se morcèle devant l’impensable. Non, c’était beaucoup plus simple que cela. Ma vie s’est tranquillement disloquée – joliment, même, avec ce même déséquilibre dansé, entre mélodie et cris sans suite.
J’en ai invité, des gens, dans cet appartement. Mais je ne suis pas sûre qu’ils soient vraiment venus. Je ne crois pas qu’ils aient su voir la beauté du rideau rouge-or de Garnier dans l’arrière-plan. Je ne peux pas leur en vouloir : la vieille gazinière fumait trop, on ne voyait pas grand-chose. Puis ce n’était pas habituel, pas académique – comment voir alors que c’était parfait… dans son genre ?
Eux non plus, ils ne répondaient jamais.
Et puis, le temps a passé. Chaque histoire a pu laisser sa trace dans mon souvenir, et j’en ai déroulé le fil, patiemment – travaux, port du casque obligatoire – avec de vagues empreintes où poser ma vie future. J’ai rangé un peu, j’ai passé l’aspirateur. J’ai retrouvé – par hasard – les clés de l’appartement.
Et puis on a frappé à la porte.