jeudi 31 juillet 2014

Courte note

Elle craignait toujours de paraître humiliée et malheureuse, et par un mauvais sentiment de fierté faussée, elle devenait combative et acerbe.

Blanche Maupas, Le Fusillé

mardi 22 juillet 2014

En réponse à (la première partie de) l'aphorisme 26 de Par delà Bien et Mal.


A un homme de la connaissance au sens élevé et exceptionnel, 


 Je vous écris, Monsieur, bien que les fréquentations vous pèsent – car je ne fais pas partie, hélas, de vos semblables. Vous l’avez cru, un temps ; peut-être même m’avez-vous aimée pour cela… et vous m’avez fait l’insigne honneur de me distinguer du tout-venant, que vous méprisez tant… Je suis au regret cependant de devoir décliner aujourd’hui vos invitations. Pour être honnête, et cela dit sans offense, je ne les désire plus. La tentation, pourtant, était grande. Toute ma vie, j’ai étouffé d’un sentiment étrange et malvenu – comme si une vitre épaisse me séparait des autres, et m’empêchait de les entendre et de leur parler… En ce sens, s’aventurer parmi la foule, en anthropologue – observer les hommes, en entomologiste, avait tout pour me séduire. Mais je comprends mal celui qui choisit d’étudier un sujet qu’il déteste tant – et je l’estime, par ailleurs, assez mauvais scientifique. Si l’amour pour un objet nous pousse, parfois, à le présenter comme embelli à ceux que nous voulons convaincre, c’est, il me semble, un moindre mal. Mais il y a quelque scrupule à avoir et quelque méfiance à entretenir, quand un lointain ressentiment colore vos observations. 

Pour ma part, je préfère habiter le monde pour y vivre, non pour observer. Vous me fréquentez depuis assez longtemps pour savoir que je suis loin de mépriser la connaissance – que je la cherche même avec ardeur, moi qui veux toujours comprendre… Mais la connaissance ici a trop valeur de certitude. Qui êtes-vous, Monsieur, pour vous estimer si au-dessus de la mêlée… ? Vous l’êtes, me dites-vous, c’est même avéré… Eh bien, la meilleure preuve de votre goût supérieur et de votre intelligence hors du commun ne serait-elle pas de ne point les proclamer aussi vulgairement… ? Je pense qu’il y a souvent de la bêtise dans le mépris généralisé. 

J’aime vos réflexions, Monsieur, quand elles enjoignent à s’armer contre le monde, si complexe et si hostile, et à s’y battre en plein jour. C’est ce que vous prônez, me dites-vous… ? Il y a pourtant dans l’expression de votre dégoût quelque blessure sournoise qui permet peu le véritable face à face. Vous évoluez masqué, devant cet autre qui ne vous mérite pas – cet autre qui ne doit pas vous atteindre car, alors, que ferait-il… ? Demandons-nous, en effet : que ferait-il… ? – et vous vous permettriez, en plus, de le juger… ? Si lui n’a point de droits sur vous, pourquoi vous en octroyer à son encontre… ? De quel droit avancez-vous dissimulé, derrière les apparences et les bonnes intentions, si votre cœur déborde de ce dégoût, que vous décrivez si bien... ?

A vous lire, Monsieur, j’ai été frappée d’une intuition profonde : il y a plus de goût à rechercher ce qui est beau – ce qui pourrait être " sauvé ", peut-être – dans un réel triste et grisâtre qu’à en déplorer l’éternelle et triste déception. Le dégoût et l’écœurement qui vous prennent, devant la règle « homme », est peut-être même ce qui vous fait plus homme parmi les autres. J'ai éprouvé une grande tristesse, aussi...  Je vous aime bien, je crois même que de loin, longtemps, je vous ai admiré. Mais souffrez, Monsieur, que je vive parmi la foule par choix et par goût – que je les observe, souvent, pour essayer de mieux les comprendre, et par là-même, de mieux les aimer. Jamais je n’oserai prétendre être leur exception – ou si je le suis, par hasard, ce n'est pas plus que les autres, c'est seulement à ma façon. Vous m’accuseriez de naïveté à prétendre qu’il y  même de l’exception en tout le monde, au moins en puissance ; je ne suis pourtant pas loin de le penser.

Mais à quoi bon ? Votre dégoût fait-il vraiment de vous un homme d'exception... ? Allez, si cela peut vous faire plaisir, vous baigner dans la fange du monde. J’espère que vous ouvrirez les yeux un jour et que vous verrez que ce n’est qu’un peu de boue. 

Avec mon plus profond respect, 


Une amie d'autrefois.

vendredi 18 juillet 2014

Les citations découpées : Ludine ou le silence.

Quelquefois elle revenait de Monaco vers minuit en voiture, par la route, à cette heure élyséenne, avec l'ami Hardy. Grande se faisait la liberté de la causerie, car ils n'étaient pas amants. Et cependant, toujours en ces libres propos se glissait une sorte de réserve, le piquant de la causerie. Certaines phrases se suspendaient à leurs lèvres, et ainsi elles s'approfondissaient en eux, et les silences de quelques secondes qui suivaient s'accordaient avec les voilements perméables des choses autour d'eux, pour les pénétrer d'une intimité. Comme ils riaient de bon coeur, sans vulgarité, en leurs récits moqueurs de la journée, en leurs définitions sanglantes de tel imbécile, de tel arrogant, de tel coup du sort !... Eux allaient à Monaco, bien plus pour voir, s'amuser des autres, que pour le jeu même ; eux ne se passionnaient, ne s'emballaient pas. Ils se rencontraient, comme s'ils s'étaient donnés le mot, sur ce terrain de neutralité où demeurent les gens d'esprit. Aussi, leurs retours à cette heure nocturne étaient quelque dépouillement des individus, des événements. Ils creusaient les dessous, cela toujours à la française et sans apparence philosophique, sans grands mots alourdissants. Avec cet homme point entreprenant elle se sentait, se mettait à l'aise. Ce qu'elle voulait de lui, elle ne le savait pas ; sans doute elle ne voulait rien. En ce va-et-vient de leurs langues traçant, précisant le chemin parcouru, elle se plaisait ; elle ne songeait à rien d'autre, en cette revue ironique du passé, qu'à jouir de la minute présente. Et ces rares heures, où l'on ne pense à ce qui fut que pour en rire, où l'on ne prévoit pas le lendemain, ne sont-elles pas la félicité même? Plongée au fond de la voiture découverte, elle était matériellement très écartée de Hardy, et ses yeux, tandis qu'elle causait, se promenaient sur les feuilles spectrales des oliviers. Brusquement il lui arrivait d'interrompre son compagnon, de lui serrer le bras, en lui avouant une impression de terreur. Les oliviers avec leur teinte d'un blanc indéterminé, leur petit bruit froissé, leur tremblement continu, lui faisaient peur. Mais ce bras pris à Hardy, bien vite elle le quittait et comme avec un pardon demandé de cette sensation stupide. Et recommençaient plus vivement les rires, les implacables aperçus sur la vie. De cette préoccupation, elle détestait de parler. Rien ne l'eût blessée comme de la supposer susceptible de telles idées. Elle les refoulait en elle. Aussi grandissaient-elles enracinées, fixes, à son insu.

Cet homme ne lui demandait rien. Il semblait content de causer avec elle de tout. Il était désintéressé lui, sincère, spirituel... Mais elle s'imaginait, du même coup, qu'elle ne pouvait l'avoir à elle, vivre avec lui. Ça rentrerait dans le commun, alors. Elle serait sa maîtresse, ce qui ne serait plus drôle. Non, sa valeur, son originalité, à lui, consistaient en ce qu'il parût l'aimer en vrai ami, pour lui causer tout franchement... Et l'attitude presque garçonnière de Ludine avec lui déterminait leurs rapports à ne point varier de cette ligne spéciale. Ce qu'on remarquait très bien entre eux, c'étaient leurs manières froides ; on aurait parfois cru qu'ils se détestaient même. Et dans cette toute extérieure gouaillerie se nouait leur attraction réciproque. Dans leur contenance, ils résistaient avec autant de naturel contre un rapprochement qu'ils s'entendaient en réalité l'un et l'autre.

Francis Poictevin, Ludine, 1883.