A un homme de la connaissance au sens élevé et exceptionnel,
Je vous écris, Monsieur, bien que les fréquentations vous
pèsent – car je ne fais pas partie, hélas, de vos semblables. Vous l’avez cru,
un temps ; peut-être même m’avez-vous aimée pour cela… et vous m’avez fait
l’insigne honneur de me distinguer du tout-venant, que vous méprisez tant… Je
suis au regret cependant de devoir décliner aujourd’hui vos invitations. Pour
être honnête, et cela dit sans offense, je ne les désire plus. La tentation, pourtant, était grande. Toute ma vie, j’ai
étouffé d’un sentiment étrange et malvenu – comme si une vitre épaisse me
séparait des autres, et m’empêchait de les entendre et de leur parler… En ce
sens, s’aventurer parmi la foule, en anthropologue – observer les hommes, en
entomologiste, avait tout pour me séduire. Mais je comprends mal celui qui choisit
d’étudier un sujet qu’il déteste tant – et je l’estime, par ailleurs, assez mauvais scientifique.
Si l’amour pour un objet nous pousse, parfois, à le présenter comme embelli à
ceux que nous voulons convaincre, c’est, il me semble, un moindre mal. Mais il
y a quelque scrupule à avoir et quelque méfiance à entretenir, quand un
lointain ressentiment colore vos observations.
Pour ma part, je préfère habiter le monde pour y vivre, non
pour observer. Vous me fréquentez depuis assez longtemps pour savoir que je
suis loin de mépriser la connaissance – que je la cherche même avec ardeur, moi
qui veux toujours comprendre… Mais la
connaissance ici a trop valeur de certitude. Qui êtes-vous, Monsieur, pour vous
estimer si au-dessus de la mêlée… ? Vous l’êtes, me dites-vous, c’est même
avéré… Eh bien, la meilleure preuve
de votre goût supérieur et de votre intelligence hors du commun ne serait-elle
pas de ne point les proclamer aussi vulgairement… ? Je pense qu’il y a
souvent de la bêtise dans le mépris généralisé.
J’aime vos réflexions, Monsieur, quand elles enjoignent à s’armer
contre le monde, si complexe et si hostile, et à s’y battre en plein jour. C’est
ce que vous prônez, me dites-vous… ? Il y a pourtant dans l’expression de
votre dégoût quelque blessure sournoise qui permet peu le véritable face à
face. Vous évoluez masqué, devant cet autre qui ne vous mérite pas – cet autre
qui ne doit pas vous atteindre car,
alors, que ferait-il… ? Demandons-nous, en effet : que ferait-il… ? – et vous vous
permettriez, en plus, de le juger… ? Si lui n’a point de droits sur vous,
pourquoi vous en octroyer à son encontre… ? De quel droit avancez-vous dissimulé, derrière les apparences et les bonnes intentions, si votre cœur déborde de ce dégoût, que vous décrivez si bien... ?
A vous lire, Monsieur, j’ai été frappée d’une intuition profonde : il y a plus de
goût à rechercher ce qui est beau – ce qui pourrait être " sauvé ", peut-être –
dans un réel triste et grisâtre qu’à en déplorer l’éternelle et triste déception. Le dégoût et l’écœurement
qui vous prennent, devant la règle « homme », est peut-être même ce
qui vous fait plus homme parmi les autres. J'ai éprouvé une grande tristesse, aussi... Je vous aime bien, je crois même que de loin,
longtemps, je vous ai admiré. Mais souffrez, Monsieur, que je vive parmi la
foule par choix et par goût – que je les observe, souvent, pour essayer de mieux
les comprendre, et par là-même, de mieux les aimer. Jamais je n’oserai
prétendre être leur exception – ou si je le suis, par hasard, ce n'est pas plus que les autres, c'est seulement à ma façon.
Vous m’accuseriez de naïveté à prétendre qu’il y même de l’exception en tout le monde, au moins
en puissance ; je ne suis pourtant pas loin de le penser.
Mais à quoi bon ? Votre dégoût fait-il vraiment de vous un homme d'exception... ? Allez, si
cela peut vous faire plaisir, vous baigner dans la fange du monde. J’espère que
vous ouvrirez les yeux un jour et que vous verrez que ce n’est qu’un peu de
boue.
Avec mon plus profond respect,
Une amie d'autrefois.