samedi 27 septembre 2014

Réflexion, en passant

Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel.  [...] Peut-être le comble de l'amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l'un l'autre, de s'embellir l'un l'autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste.

Paul Valéry, Tel quel.

jeudi 25 septembre 2014

Variation sur un même thème

Des soupirs d'ange admiratifs qu'elle poussait, il ne reste rien, aujourd'hui. La cafetière est sur la table, et les deux tasses pleines à ras-bord. Le café est froid depuis longtemps, mais je laisse tout en place. Rien n'a bougé, rien n'a encore changé. Je me tiens au bord du précipice. L'eau en bas, où le ventre mort des poissons dessine des sourires, m'attendra.

Les seules choses sur lesquelles j'arrive à focaliser mes pensées sont des souvenirs. Cet après-midi d'été où je lui ai fait l'amour. Je sais pas ce qui nous a pris, ce soir-là. Il pleuvait, de ces pluies torrentielles d'été, qui vous purifient la terre. Cela faisait des jours qu'on étouffait. On s'était perdus dans les ruines... et la pluie venant...

On était rentrés, trempés, rieurs, au moins une heure après le groupe, et elle avait fait un scandale à la logeuse pour un rien. C'était comme un jeu, comme une scène de théâtre. Le prétexte ne voulait rien dire. Les plats étaient trop riches, mauvais pour sa ligne de danseuse, quelque chose comme ça... Et on avait pris le café... Depuis, le café, c'était devenu un rituel. C'était une vieille habitude, de le prendre rien qu'à deux et de se dire quelques mots. Même quand il ne restait plus que ça. On ne se disait rien - rien qui en vaille la peine. Mais je me berçais de sa voix, je m'enivrais de la voir.


Aujourd'hui, le café t'attend. Mais t'es pas revenue. Je comprends pas pourquoi tu viens pas.
J'ai marché dans les ruines. Je t'ai cherchée. Je t'ai attendue.

Et l'eau tremble, sous le ballet des méduses et des pieuvres. J'espère qu'elles m'enlaceront avec la même passion que celle que tu avais, quand tu me prenais dans tes bras.

Si tu passes, il y a du café, à la maison.

Le Théâtre des adieux

Sous les lumières des lampions de carnaval, ton sourire a quelque chose du faune.

Dans l'ivresse de la danse, j'ai cru pouvoir  te retenir. Je n'avais pas compris que l'amour durait, le temps d'un éclair — et puis la nuit ! — et qu'il fallait l'accepter tel qu'il était. Sur les reflets du pavé, tes jupons ont souri... et j'ai suivi ton ombre, bien des fois -- ton souvenir -- dans le labyrinthe des rues noires. Mon chapeau s'y constellait parfois de rosée.

N'aie crainte, pourtant : je t'ai réservé une place de choix dans les allées et venues de ma mémoire -- où tu erres toujours, en habit de veuve, pareille au jour où nous nous sommes rencontrées. Mes yeux parcourent, lentement, les sentiers du cimetière où tu aimais passer, et la tombe fraîche, devant moi, est comme une promesse que l'on a figée dans le marbre.  Je porte sur mon dos un lourd cube blanc et noir qui, sous un certain angle, ressemblerait à un dé. Je l'ai ainsi charrié, triste et absurde, à l'ombre des statues -- j'étais devenu l'esclave oublié des secondes chances et des paradis perdus. Je me suis échiné, comme j'ai pu, pour attendrir le génie des lieux... Mais en vain.

Un jour, peu après que tu sois partie, je suis tombé, par hasard, devant une vitrine d'antiquaire, où trônait un vieux pistolet. Je questionnai le commerçant, qui me compte qu'avec, s'était emporté la cervelle un pauvre fou du siècle passé. Je l'achetai avec mes dernières économies, et me convoquai moi-même pour un duel au pistolet...

Mais, relâche !  Je continue mon errance. Longtemps, sans même le savoir, tu en as été le phare. Mais cela ne doit plus durer. Il faut bien achever, alors... Je t'ai envoyé, douce, le velours et l'arme redoutée. Tu en feras assurément meilleur usage que moi.
Les balles ne peuvent rien contre les fantômes, et ne sont pas nécessaires pour faire saigner au Théâtre.

Adieu,

samedi 20 septembre 2014

Le Boulevard russe de ma mère


Gymnopédie
Dans mes premières années, j'aurais pu être prise pour une enfant sauvage, par qui ne me connaissait pas. Je passais mes journées dans le petit bois derrière la maison, mes jupons déchirés par les ronces, les genoux pleins de boue. Mes cheveux formaient une tignasse inextricable, et Dacha passait des heures, chaque soir — du moins cela me semblait des heures — à essayer de les discipliner un peu, les " rattraper ", comme elle disait. Le lendemain, je me roulais dans les feuilles mortes, je grimpais aux arbres... et il fallait recommencer. J'aimais cette vie, insouciante en diable, et j'aimais Dacha comme une mère.

C'était en réalité ma tante. Ma mère était loin, bien loin, à Paris, cette ville magique où se passent toutes les choses importantes. Elle y chantait — c'était une artiste, que l'on admirait partout... et moi, l'on m'avait donnée à ma tante, qui habitait une petite maison de campagne, parce que Paris était pour les enfants une chose triste — ou que les enfants étaient pour Paris une chose triste, je n'ai jamais bien compris. J'ai grandi comme ça, à l'écart. J'ai connu le chant des cigales avant d'entendre le ronflement des voitures. J'ai parlé aux coccinelles, aux oiseaux et aux hérissons avant d'échanger avec des enfants de mon âge. Je me dis aujourd'hui qu'il n'était pas étonnant que, sans tuteur, j'aie grandi en tous sens et un peu n'importe comment, comme un arbuste fou.  J'avais les meilleurs engrais pour pousser trop vite : le soleil et l'amour de Dacha. Le soir, après la torture du rattrapage, elle me lisait des histoires. L'une d'elles en particulier retint mon attention, à moi, la petite bête des bois. L'histoire parlait des nymphes, mélies et dryades, qui peuplaient prés et forêts — sortes de fées d'autrefois, douces et terribles à la fois, qui vivaient dans les racines des arbres. Je lui redemandais souvent cette histoire et il n'était de jour, dans mes errances, dans mes promenades, où je ne cherchais, au petit bois, les racines qui abritaient ces êtres fabuleux.

Or un jour, au début du mois de septembre, je trouvai, au pied d'un chêne, une racine sortie de terre. Elle avait été entamée, semble-t-il, par un coup de hache. Quelques arbres alentours avaient été tranchés, et le bûcheron du dimanche — le contremaître, sans doute — avait vraisemblablement essayé là son instrument, ou l'avait planté là juste un moment, par désœuvrement... De ce qui ressemblait à une blessure coulait de la sève, étrangement rougeâtre... J'eus un frisson. On avait tué une dryade.

Quand j'y repense, je me dis que j'aurais dû y voir un signe.

Aussitôt, je courrai, en pleurs, vers la maison, vers Dacha, pour tout lui dire de cette horrible découverte.
— Dacha ! Dacha !
— Cette enfant... Comme je te le disais. Toujours pleine de vie !
L'accent de Dacha, je le perçus tout de suite, était différent de d'habitude. Elle avait la voix calme et posée de quand elle parlait avec les gens de l'extérieur, mais il y avait aussi quelque chose en plus... une rugosité dans les "r" que je ne lui connaissais plus, et qu'elle devait, sans doute, à son interlocuteur — Dacha avait le mimétisme des accents et des intonations. Je m'arrêtai brusquement, inquiète. J'en oubliai même mes larmes et ma peine. Dacha vint vers moi.
— Tanya, ma chérie. Ta maman est venue te chercher. Tu vas repartir avec elle, tu vas aller vivre à Paris. Grande nouvelle, non ?
Les larmes au fond de ses yeux n'avaient pas l'air de trouver que c'était une grande nouvelle. J'eus un mouvement de recul, je me renfrognai. Pire même...
— Viens... viens dire bonjour à ta maman, viens voir comme elle est belle.
Je me récriai. Je n'avais pas envie ! Mais Dacha me tira par le bras et m'amena devant une grande dame que je ne connaissais pas. La grande dame de Paris. J'avais vu des photos, Dacha m'avait lu ses lettres... mais je ne l'avais, je crois, jamais vue.
— Bonjour, Tatiana.
On m'appelait toujours Tanya, ici.



Je partis quelques jours plus tard, dans un vieux bus qui suintait l'essence, puis par des trains et des rails encore. Je n'avais eu que quelques jours pour faire mes adieux aux arbres et aux dryades. Je dus m'installer dans une petite chambre d'un grand appartement qui donnait sur le boulevard Sébastopol. Dans cette haute maison grise, qui n'était même pas complètement à nous, dans cet appartement plein de bibelots très chers, embaumant les fleurs coupées qu'on offrait par brassées à la grande cantatrice, je ne pouvais rien faire. J'étais en prison. Parfois, je sortais dans un petit parc attenant, où les arbres aussi étaient en cage. Ils étaient petits, pleins de discipline. Ils mieux coiffés que moi. Je me fanais dans la grande maison, loin du soleil et de l'amour de Dacha. Dans la rue, les voitures piaffaient comme des animaux de passage.

Aujourd'hui, les racines des dryades se perdent dans les égouts.
Certains ont droit au Château de leur mère ; moi je n'ai eu droit qu'à un boulevard russe.
(Texte à contraintes multiples)