vendredi 27 juin 2014

Les deux visages de Garance


Elle est belle, sûre d'elle et de son pouvoir de séduction. Elle avance, droite et fière, dans la vie, forte de tous ses combats, armée de son seul sourire - il dit tout, son sourire. On l'aime, on ne fait que ça. Garance est belle et elle est libre. A sa lumière, nombreux sont les hommes à s'être brûlés - qu'importe, ils reviennent. Elle s'éblouirait elle-même de sa lumière.
Quand j'ai vu Les Enfants du paradis, j'ai rêvé d'être cette Garance-là. J'ai même cru parfois y parvenir. Aveuglement : Garance, c'est une autre, c'est celle qui marche en plein jour, celle qui aime sans attaches. Je ne suis que l'ombre de Garance. Celle qui laisse derrière elle champs de ruines et cœurs brisés. Celle dont les rouages lentement se brisent dans le silence et les regrets. 
L'ombre de Garance est libre aussi, après tout. Elle ne peut plus se faire aimer.

samedi 7 juin 2014

Raoul va manger des frites – Observations.

Je suis allée manger dehors – profiter du soleil, prendre l'air, et autres expressions consacrées. C'est là que je l'ai vu. Noir, lustré, comme un animal de concours – de grosses lettres savamment typographiées annonçant la couleur. C'est un bel objet, pur produit du culte des images. Devant, quelques hipsters dernier cri attendent tranquillement. C'est un tableau typiquement parisien et pourtant, l'odeur – friture et viande grillée – m'est familière... Je m'approche. L'ardoise est incitatrice, alors j'avance encore. La jeune femme au service me salue, aimable, désinvolte. Plaisante avec ses collègues, comme en une mise en scène parfaitement étudiée – et jouée avec le plus grand réalisme possible. Elle note la commande d'un geste sûr, en tapotant sur une tablette, intimement déconcentrée. Sa voix porte. Elle demande mon nom, qu'elle répète. Drôle de familiarité... La mode veut que l'on tutoie les passants venus prendre leur café ou leur repas, et qu'on inscrive leur nom sur leur commande. J'ai jamais bien su si c'était un moyen mnémotechnique réputé plus efficace (des études très sérieuses l'ont démontré !) ou une stratégie – une comédie – commerciale. Réchauffer les cœurs transis d'un monde anonyme, fait d'hyperliens ténus et de "Salut, ça va ?" affadis. Bonne ou mauvaise intention, on s'en fiche. C'est étrange, c'est tout. La jeune femme le fait d'ailleurs avec assez d'allant pour que cela paraisse normal – certains rendent cela si forcé que cela crée immanquablement le malaise... Elle prend la commande, donc, et j'oscille, j'hésite pour me déplacer doucement sur le côté. 

Paris se peuple désormais de foodtrucks, ces restaurants beaux comme des camions, dont les rues sont les couloirs, et qui se déplacent au gré des mouvements de foule. La clientèle est plutôt jeune, bohème, archétype du genre : elle aime manger rapide mais sain, et voudrait donner un peu de sens au monde comme il lui vient. La serveuse appelle des clients avant moi – valse des prénoms peu usités. Les viandes sont servies dans de petites barquettes jolies comme tout, avec une pincette en bois. C'est alternatif en diable, et plutôt pratique d'utilisation. Les plats défilent, et j'ai le sentiment étrange de voir quelque chose d'à la fois connu et contre-nature, comme une ancienne image qu'on aurait retouchée pour la mettre au goût du jour. C'est mon tour. Je prend ma barquette et m'installe à deux pas.

Les frites sont brunies dans l'huile, fondantes. Je me suis surprise à repenser à celles que fait mon père... Et là, ça devient évident. Le camion, les odeurs, le goût même – la sensation de gras qui fond dans la bouche... ça me rappelle les fois où, dans le Nord, quand j'étais plus jeune, on allait à la baraque à frites. C'était une sensation bizarre, un rituel – une envie, même – que je ne m'expliquais pas très bien. A chaque fois, pourtant, je me souviens que je ne me régalais pas tant que ça. Je crois même que j'ai jamais fini une de ces fichues barquettes – que l'on remplissait tellement au-dessus du raisonnable que prendre une petite, moyenne ou grande portion n'avait de toute façon aucun sens. Les baraques se fichent des notions de grandeur et de proportion : elles sont bien au-dessus de ça. Malgré cela, picorer quelques frites (dans leur barquette en carton, en s'empêtrant dans l'emballage de papier blanc parfumé d'huile) avait quelque chose de doux et réconfortant, que je revenais chercher, et dont j'ai un souvenir attendri aujourd'hui. Ici, la barquette est en bois, emballée de papier kraft.  La même chose, pas le même visage.

Et me voilà, dans ma petite robe à motifs, mes chaussures à boucles et ces lunettes que je n'aurais pu acheter qu'à la capitale, sur l'esplanade de la bibliothèque, au soleil, comme tous les autres... J'ai l'impression d'abord d'une posture un peu factice, d'une imposture inconsciente – mascarade, mais sans même le faire exprès... Et dans le retour du même, avec ses souvenirs associés, ses images ancrées et ses sensations diffuses, s'est glissé quelque chose d'étranger. Les gens qui vont à la baraque à frites, dans le Nord, sont bien différents de ceux que je vois attendre là... 

Le camion me sourit alors, tout de même sympathique sous ses fards. Il y a peut-être de quoi rire là-dedans... Les nouvelles tendances, les modes à venir ressemblent à des souvenirs d'enfance – de ceux que tu ne racontes qu'après quelques verres de trop. Et les jeunes qui font la queue pour leur barquette de frites semblent, eux aussi, vieux comme le monde.