La radio est souffreteuse. Dans un coin de la cave, l'antenne dressée,
elle crachote des accents qu'elle ne comprend pas bien. C'est de la
mandoline ou de la guitare, elle n'arrive même pas à le dire… et
retranscrit les sons comme on annone une langue étrangère.
Un homme
se tient seul, voûté sur son bureau, de l'autre côté de la pièce. Il a
gardé son manteau sur les épaules, car il fait froid et humide
alentours. Un chapeau noir enfoncé sur le crâne,il a l'air d'un
épouvantail qu'on tente de faire sécher là. La pièce autour est trop
étrange pour être rassurante : on dirait l'antre d'un terroriste ou d'un
fou.
C'est que ce Monsieur est les deux à la fois. Il fait partie
des dernières mouvances esthétiques pas encore à la mode, et il a bien
vocation à se sacrifier pour l'avancée de l'art. Il est un de ces
ouvriers de l'ombre, que l'on voit à peine et que l'on entend moins
encore – de ceux dont on oublie, avec le temps, jusqu'à l'existence,
mais qui tapissent de leur corps le vaste chantier de l’œuvre humaine.
Il en sont les artisans, ils en sont la matière. Monsieur est donc
artisan – artiste, peut-être, mais il n'espère déjà plus obtenir cette
consécration-là de son vivant . Tâcheron de l'absurde, il reste assis
là, le borsalino vissé sur la tête, un cigare au bec, à peaufiner ses
distiques. Autour de lui, les menus objets d'une vie misérable,
accumulés en bouquet de feuilles mortes. Des tickets de tramway
tapissent le sol, comme des plumes tombées à la mue ; des livres se
gondolent de rire d'avoir été laissés entrouverts, et un vieux fauteuil
pleure lentement sa garniture, sans qu'on se soucie de lui plus que ça.
Et puis des papiers, des papiers, n'en plus finir… ! Des notes, des
espoirs, des potentialités que le poète a amoncelés, et qui s'effondrent
au moindre soupir ou au premier prétexte venu – les textes de race sont
des créatures capricieuses.
Et l'homme s'affaire, dans un brouhaha
tel qu'il est un silence. Qu'importe le monde dehors, qu'importe la vie
qui se fait sans lui. Il est poète, Monsieur ! Et même si cela fait bien
longtemps que son armée à lui n'a plus les moyens d'entretenir une tour
d'ivoire, ce n'est pas grave : lui et ses semblables se terrent à
présent au fond des caves, des entresols ou dans les chambres
mansardées. Il y fait froid, on y meurt jeune, mais rien n'y fait… ils
sont de plus en plus nombreux. Le gouvernement a beau faire, il peut les
poursuivre, les enfermer, leur interdire… les avant-gardes renaissent
toujours, plus hargneuses, plus violentes encore. Le poète a entendu
parler d'un héros à leur cause qui s'est précipité dehors, en plein
jour, en déclamant un texte qu'il avait décrété beau. Il s'en était même
sorti, de peu. La ruse était pourtant fort simple, et tenait en si peu
de choses… Un chapeau à ses pieds, pour quêter sa pitance. Les gendarmes
avaient bien dû le laisser faire, le surveillant simplement du coin de
l’œil… que pouvaient-ils dire ? Ce n'était pas un acte de poésie
gratuit, ce n'était pas illégal… Depuis, le poète rêve d'une action plus
éclatante, plus sublime encore. Il tentera le tout pour le tour, avec
audace. Une bouteille à la mer, des poésies laissées au hasard de la
rue, ou du terrorisme plus direct encore ! Et s'il perd tout, ce n'est
que chose due. Qu'avait-il à perdre, de toute façon… ?
Fort de son
obsession, il s'était créé une œuvre, qui serait sa vie. Tout le reste,
il l'a écarté, d'un geste : cela menaçait sa cause. De ses parents,
aucune nouvelle. Il avait quitté la jeune modiste qui l'aimait assez
brutalement pour qu'elle ne cherche pas à le retrouver… il oubliait ses
amis – distractions inutiles qui l'empêchaient d'écrire – d'écrire assez
vite avant de se faire prendre…
Cette arrestation qui mettrait un
terme à sa vie de poète, il y a songé à maintes reprises. Se voir, en
imagination, farci de tous les principes à la mode, se trouver forcé
d'être enfin utile – créateur de richesses… matériellement, s'entend… et
y perdre son âme, sans rédemption possible… Le poète sait qu'il n'y
échappera pas, alors… autant soigner son départ. Sans doute aurait-il
aimé partir comme l'ont fait ses prédécesseurs. Sa génération n'était
pas la première à s'être sacrifiée pour le bien de l'art, et nombreux
sont ceux qui, avant lui, ont tout donné pour leur œuvre avant de
mourir, inachevés eux-mêmes, à vingt-deux, vingt-quatre ou vingt-sept
ans… les poètes les célèbrent comme des héros victorieux, pour la
générosité de leur sacrifice. En voilà qui n'avaient point peur de tout
donner pour autrui ! Mais s'éteindre doucement d'un nénuphar dans la
gorge ou dans le cœur était un luxe qu'on ne pouvait plus se permettre
aujourd'hui. De plus, qui en aurait été encore interpellé… ? Des temps
plus violents nécessitaient des mises en scène plus abruptes, des
actions plus directes. Le poète le savait : il ne ferait rien mieux
qu'éclairer le monde de son travail, et après avoir entendu son chef
d’œuvre, qu'il avait mis des semaines – des mois – à travailler, l'on ne
pourrait plus souffrir la médiocrité. Il aura attaqué son pan de
forteresse, fragilisé ce qu'il pouvait… les suivants continueraient.
C'est
en songeant à ce héros en devenir qu'il est qu'il met la dernière main à
son poème – celui-ci est élégiaque et sublime. Tout est terminé ; le
poète a rempli son devoir. Il relit, d'un œil qui pense déjà à autre
chose et, le texte en main, il se lève. Ôte son chapeau – présent de la
belle modiste – y dépose une baiser et le laisse sur la commode qui
tangue… La pièce triste a un pauvre sourire d'au revoir.
Le soir, on aura lu dans les journaux : Un déséquilibré, pour avoir lu de la mauvaise poésie sur le pont des arts, est tombé à l'eau.