samedi 24 mai 2014

1839

Il faut bien se résigner aux habitudes nouvelles, à l’invasion de la démocratie littéraire comme à l’avènement de toutes les autres démocraties. Peu importe que cela semble plus criant en littérature. Ce sera de moins en moins un trait distinctif que d’écrire et de faire imprimer. Avec nos mœurs électorales, industrielles, tout le monde, une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur. De là à faire un feuilleton, il n’y a qu’un pas.

Sainte-Beuve, La Littérature industrielle

jeudi 15 mai 2014

Divagations sous la lune

Essayer d'écrire sous influence est une étrange transition - tentation de vouloir dire - écrire écrire - sans jamais particulièrement être semblable. L'étranger devient habitude, les sauts de pensées se multiplient - et à quoi diable le sens, puisque plus rien ne veut rien dire ?
Les écrans noirs se multiplient - pas d'inquiétude, c'est une métaphore - et dans le vertige des possibles j'aimerais trouver un chemin. Voilà, par là, sans que ça dépasse - drôle de monde - et avancer main après main, pas dans l'ombre... Traverser les passages en dualité, - vaste et belle récompense - en triste et discrète décompensation.
Je me suis créé un personnage un jour.
Je crois que je le suis devenu.

La phrase n'a aucun sens, mais elle a un sens tout de même.
Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire.
Mon coeur se morcelle comme un livre d'avoir été trop lu. Sans savoir, on manipule. Maladresses apprises, volontaires désinvoltures. Et puis cela craque - mais c'est déjà trop tard.
C'est pas grave, j'en veux à personne.
Mais c'est bien à moi de recoller les morceaux.
Deux par deux, parce que la société l'a décidé ainsi. Ça pourrait être trois, quatre - je le faisais pas en cachette, n'est-ce pas - mais ça ne passe pas. Tant pis, quitte à forcer le passage.


Un goût d'anis en bouche, qui te fait dire que l'amertume a laissé place à autre chose. L'eau reflète ce que j'ai toujours été. Le problème est que je n'ai jamais su lire dans le reflet des miroirs.

vendredi 2 mai 2014

La Charité des avant-gardes



La radio est souffreteuse. Dans un coin de la cave, l'antenne dressée, elle crachote des accents qu'elle ne comprend pas bien. C'est de la mandoline ou de la guitare, elle n'arrive même pas à le dire… et retranscrit les sons comme on annone une langue étrangère.
Un homme se tient seul, voûté sur son bureau, de l'autre côté de la pièce. Il a gardé son manteau sur les épaules, car il fait froid et humide alentours. Un chapeau noir enfoncé sur le crâne,il a l'air d'un épouvantail qu'on tente de faire sécher là. La pièce autour est trop étrange pour être rassurante : on dirait l'antre d'un terroriste ou d'un fou.
C'est que ce Monsieur est les deux à la fois. Il fait partie des dernières mouvances esthétiques pas encore à la mode, et il a bien vocation à se sacrifier pour l'avancée de l'art. Il est un de ces ouvriers de l'ombre, que l'on voit à peine et que l'on entend moins encore – de ceux dont on oublie, avec le temps, jusqu'à l'existence, mais qui tapissent de leur corps le vaste chantier de l’œuvre humaine. Il en sont les artisans, ils en sont la matière. Monsieur est donc artisan – artiste, peut-être, mais il n'espère déjà plus obtenir cette consécration-là de son vivant . Tâcheron de l'absurde, il reste assis là, le borsalino vissé sur la tête, un cigare au bec, à peaufiner ses distiques. Autour de lui, les menus objets d'une vie misérable, accumulés en bouquet de feuilles mortes. Des tickets de tramway tapissent le sol, comme des plumes tombées à la mue ; des livres se gondolent de rire d'avoir été laissés entrouverts, et un vieux fauteuil pleure lentement sa garniture, sans qu'on se soucie de lui plus que ça. Et puis des papiers, des papiers,  n'en plus finir… ! Des notes, des espoirs, des potentialités que le poète a amoncelés, et qui s'effondrent au moindre soupir ou au premier prétexte venu – les textes de race sont des créatures capricieuses.
Et l'homme s'affaire, dans un brouhaha tel qu'il est un silence. Qu'importe le monde dehors, qu'importe la vie qui se fait sans lui. Il est poète, Monsieur ! Et même si cela fait bien longtemps que son armée à lui n'a plus les moyens d'entretenir une tour d'ivoire, ce n'est pas grave : lui et ses semblables se terrent à présent au fond des caves, des entresols ou dans les chambres mansardées. Il y fait froid, on y meurt jeune, mais rien n'y fait… ils sont de plus en plus nombreux. Le gouvernement a beau faire, il peut les poursuivre, les enfermer, leur interdire… les avant-gardes renaissent toujours, plus hargneuses, plus violentes encore. Le poète a entendu parler d'un héros à leur cause qui s'est précipité dehors, en plein jour, en déclamant un texte qu'il avait décrété beau. Il s'en était même sorti, de peu. La ruse était pourtant fort simple, et tenait en si peu de choses… Un chapeau à ses pieds, pour quêter sa pitance. Les gendarmes avaient bien dû le laisser faire, le surveillant simplement du coin de l’œil… que pouvaient-ils dire ? Ce n'était pas un acte de poésie gratuit, ce n'était pas illégal… Depuis, le poète rêve d'une action plus éclatante, plus sublime encore. Il tentera le tout pour le tour, avec audace. Une bouteille à la mer, des poésies laissées au hasard de la rue, ou du terrorisme plus direct encore ! Et s'il perd tout, ce n'est que chose due. Qu'avait-il à perdre, de toute façon… ?
Fort de son obsession, il s'était créé une œuvre, qui serait sa vie. Tout le reste, il l'a écarté, d'un geste : cela menaçait sa cause. De ses parents, aucune nouvelle. Il avait quitté la jeune modiste qui l'aimait assez brutalement pour qu'elle ne cherche pas à le retrouver… il oubliait ses amis – distractions inutiles qui l'empêchaient d'écrire – d'écrire assez vite avant de se faire prendre…
Cette arrestation qui mettrait un terme à sa vie de poète, il y a songé à maintes reprises. Se voir, en imagination, farci de tous les principes à la mode, se trouver forcé d'être enfin utile – créateur de richesses… matériellement, s'entend… et y perdre son âme, sans rédemption possible… Le poète sait qu'il n'y échappera pas, alors… autant soigner son départ. Sans doute aurait-il aimé partir comme l'ont fait ses prédécesseurs. Sa génération n'était pas la première à s'être sacrifiée pour le bien de l'art, et nombreux sont ceux qui, avant lui, ont tout donné pour leur œuvre avant de mourir, inachevés eux-mêmes, à vingt-deux, vingt-quatre ou vingt-sept ans… les poètes les célèbrent comme des héros victorieux, pour la générosité de leur sacrifice. En voilà qui n'avaient point peur de tout donner pour autrui ! Mais s'éteindre doucement d'un nénuphar dans la gorge ou dans le cœur était un luxe qu'on ne pouvait plus se permettre aujourd'hui. De plus, qui en aurait été encore interpellé… ? Des temps plus violents nécessitaient des mises en scène plus abruptes, des actions plus directes. Le poète le savait : il ne ferait rien mieux qu'éclairer le monde de son travail, et après avoir entendu son chef d’œuvre, qu'il avait mis des semaines – des mois – à travailler, l'on ne pourrait plus souffrir la médiocrité. Il aura attaqué son pan de forteresse, fragilisé ce qu'il pouvait… les suivants continueraient.
C'est en songeant à ce héros en devenir qu'il est qu'il met la dernière main à son poème – celui-ci est élégiaque et sublime. Tout est terminé ; le poète a rempli son devoir. Il relit, d'un œil qui pense déjà à autre chose et, le texte en main, il se lève. Ôte son chapeau – présent de la belle modiste – y dépose une baiser et le laisse sur la commode qui tangue… La pièce triste a un pauvre sourire d'au revoir.

Le soir, on aura lu dans les journaux : Un déséquilibré, pour avoir lu de la mauvaise poésie sur le pont des arts, est tombé à l'eau.