vendredi 18 juillet 2014

Les citations découpées : Ludine ou le silence.

Quelquefois elle revenait de Monaco vers minuit en voiture, par la route, à cette heure élyséenne, avec l'ami Hardy. Grande se faisait la liberté de la causerie, car ils n'étaient pas amants. Et cependant, toujours en ces libres propos se glissait une sorte de réserve, le piquant de la causerie. Certaines phrases se suspendaient à leurs lèvres, et ainsi elles s'approfondissaient en eux, et les silences de quelques secondes qui suivaient s'accordaient avec les voilements perméables des choses autour d'eux, pour les pénétrer d'une intimité. Comme ils riaient de bon coeur, sans vulgarité, en leurs récits moqueurs de la journée, en leurs définitions sanglantes de tel imbécile, de tel arrogant, de tel coup du sort !... Eux allaient à Monaco, bien plus pour voir, s'amuser des autres, que pour le jeu même ; eux ne se passionnaient, ne s'emballaient pas. Ils se rencontraient, comme s'ils s'étaient donnés le mot, sur ce terrain de neutralité où demeurent les gens d'esprit. Aussi, leurs retours à cette heure nocturne étaient quelque dépouillement des individus, des événements. Ils creusaient les dessous, cela toujours à la française et sans apparence philosophique, sans grands mots alourdissants. Avec cet homme point entreprenant elle se sentait, se mettait à l'aise. Ce qu'elle voulait de lui, elle ne le savait pas ; sans doute elle ne voulait rien. En ce va-et-vient de leurs langues traçant, précisant le chemin parcouru, elle se plaisait ; elle ne songeait à rien d'autre, en cette revue ironique du passé, qu'à jouir de la minute présente. Et ces rares heures, où l'on ne pense à ce qui fut que pour en rire, où l'on ne prévoit pas le lendemain, ne sont-elles pas la félicité même? Plongée au fond de la voiture découverte, elle était matériellement très écartée de Hardy, et ses yeux, tandis qu'elle causait, se promenaient sur les feuilles spectrales des oliviers. Brusquement il lui arrivait d'interrompre son compagnon, de lui serrer le bras, en lui avouant une impression de terreur. Les oliviers avec leur teinte d'un blanc indéterminé, leur petit bruit froissé, leur tremblement continu, lui faisaient peur. Mais ce bras pris à Hardy, bien vite elle le quittait et comme avec un pardon demandé de cette sensation stupide. Et recommençaient plus vivement les rires, les implacables aperçus sur la vie. De cette préoccupation, elle détestait de parler. Rien ne l'eût blessée comme de la supposer susceptible de telles idées. Elle les refoulait en elle. Aussi grandissaient-elles enracinées, fixes, à son insu.

Cet homme ne lui demandait rien. Il semblait content de causer avec elle de tout. Il était désintéressé lui, sincère, spirituel... Mais elle s'imaginait, du même coup, qu'elle ne pouvait l'avoir à elle, vivre avec lui. Ça rentrerait dans le commun, alors. Elle serait sa maîtresse, ce qui ne serait plus drôle. Non, sa valeur, son originalité, à lui, consistaient en ce qu'il parût l'aimer en vrai ami, pour lui causer tout franchement... Et l'attitude presque garçonnière de Ludine avec lui déterminait leurs rapports à ne point varier de cette ligne spéciale. Ce qu'on remarquait très bien entre eux, c'étaient leurs manières froides ; on aurait parfois cru qu'ils se détestaient même. Et dans cette toute extérieure gouaillerie se nouait leur attraction réciproque. Dans leur contenance, ils résistaient avec autant de naturel contre un rapprochement qu'ils s'entendaient en réalité l'un et l'autre.

Francis Poictevin, Ludine, 1883.