samedi 9 août 2014

Archives de la boue


Dieu fait des images avec les nuages
La pluie fait des miroirs dans la boue.
(William Sheller)

J’ai été mise à nu. On m’a volé, au détour du chemin, mes habits et mes armures, et les oiseaux les ont emportés au loin – je ne leur en veux pas, je crois qu'ils étaient là pour ça.

J’ai froid, mais j’avance tout de même. J’ai une longue route devant moi. Parfois, une ombre familière me suit, sur le bas-côté. La nuit, elle grandit, et, doucement, du bout des doigts, m’effleure – me chatouille… mais elle prend peur et elle fuit lors de la traversée des autoroutes. Moi j’avance, malgré la crainte – lentement, sans doute, trop aux yeux de ceux qui jugent, pauvres oiseaux, et qui voudraient, sans surprise ni bataille, voler loin de tout, en ligne droite. Pas dans le même sens que les autres, peut-être – fuient-ils les lueurs du midi pour aller vers la lune ? – mais toujours sans oblique et sans spirale. C’est beau, pourtant, les spirales… Qu’importe, j’imagine : j’ai passé l’âge des explications.

Je continuerai, plus seule et plus fragile… Je suis un peu cassée par la force des choses, et par les coups de bec du destin. Sans doute n’ai-je jamais été aussi forte.
Je les aperçois, parfois, ces grands oiseaux, loin vers l’horizon. Ils sont partis sans moi, sans même un regret – m’ont plongée dans le dernier oubli, par nécessité. Ils ne savent pas, pourtant, que mon voyage a ses charmes aussi. Qu’il est juste différent.

Je ne suis rien pour eux car je suis un mélange.

Longtemps, comme eux, j’ai cherché le sens de ma vie dans les formes des nuages, dans des images trop fugaces, que je n’aurais jamais pu caresser de mes mains. C’est la rançon des enfants religieux qui croient, en toute bonne foi, que Dieu s’inquiète sincèrement pour eux. Ni Dieu ni les hommes, en vérité. La solitude seule peut vous aimer sans conditions.

Ceux qui sont partis n’étaient pourtant ni des dieux que je ne pouvais atteindre, ni des princes dont le mépris me perdra. Ce ne sont que de beaux oiseaux… Leurs plumes ont des couleurs qui jouent avec la lumière, mais leur œil ne vous regarde pas vraiment. Encore maintenant, j'espère parfois qu'ils se retournent, m'envoient un message – un seul – pour me dire qu'ils en sont désolés. J'attends un message qui ne viendra jamais.

J’avance toujours. Je n’ai pas besoin qu’on me sauve ou qu’on me protège – je suis, nue et blanche, mon propre chevalier. Oh, j’avoue : parfois, je m’enferme, me barricade un temps, dans une bulle toute de silence et d’orgueil blessé. Le monde est plus beau d’ici, c’est vrai – les oiseaux ne l’avaient-ils pas dit… ? – mais ce n'est pas le monde. Paradoxalement, j'ai découvert la fuite en avant seule, quand ils m’avaient promis une place dans leurs paradis artificiels. Je n’étais pas assez, j’étais trop… Ce n’est pas grave. J’ai songé à partir, à prendre mes fatalités à bras le corps, et à fouiller mon histoire. Je n’ai pas eu à le dire, la condamnation avait déjà été murmurée. Mon exil volontaire m’a été imposé, et je crains que l’on ne chante parfois, parmi les oiseaux, la geste tragique de ce qui fut ma trahison. De n’avoir pas été… ou d’avoir été trop…

Je ne sais plus. Il pleut, doucement, contre les parois.

Je suis devenue l’éternelle nomade et mon cœur aujourd’hui vagabonde. À qui ose me regarder en face, j’offre un sourire, beaucoup d’amour – don gratuit. Je n’attends plus rien des hommes ni des oiseaux.

J’ai trouvé mon histoire imprimée, par mes pas, dans les archives de la boue, et je sais qu’un jour, j’en ferai quelque chose de beau.