jeudi 11 juillet 2013

Morceaux choisis : Les Maîtresses des poètes

Les maîtresses des poètes sont maigres ; c’est les femmes au corps d’enfant, qui, dès l’aube, tandis que du lourd sommeil de la nuit finissante dort l’aimé, se lèvent dans les lueurs crépusculaires. Elles vont par la chambre étroite, allumant le feu, disposant les feuilles blanches où doit se recueillir la pensée du poète, et les chers livres trop lus, qui hantent ses insomnies. Elles ont froid, malgré le feu vite allumé, étant de celles qui rêvent anxieusement être ensevelies dans les douces tiédeurs du lit, et dormir, dormir pour toujours, caressantes et caressées, cheveux noirs, front pensif, lèvres frémissantes, avec l’ignorance craintive de tout ce qui n’est pas le baiser. Et le matin, tôt levées, vigilantes, mais les yeux lourds, elles viennent se pencher éperdûment sur les yeux fermés de l’aimé, comme, dans les vieilles légendes allemandes, le page de velours noir qui veille sur le page blanc malade d’amour. Les maîtresses des poètes sont laides, mais leur laideur est pleine d’un charme à faire pleurer. Leurs prunelles ont un mystère, et leurs lèvres, le divin sourire qui humilie la beauté. Et pour telle que méprisèrent les désirs vulgaires, le poète sentit la source de son cœur blessé s’ouvrir ; et l’éternelle chanson, comme sur les cordes fragiles d’un violon sonore, pleure sa vibrante harmonie en leur âme désolée. Ô séduisantes et mélancoliques bien-aimées, quel démon subtil et triste leur enseigna le cher secret de guérir le mal de vivre par le mal d’aimer ? – Hélas ! c’est d’une que d’autres, peut-être, trouvèrent étrange, que le poète se meurt aujourd’hui, ô sœur de jadis et pauvre enfant pâme dont si frêle fut le cœur, si caressants les cheveux longs, et pour si longtemps inoubliable le frisson des yeux ! Les maîtresses des poètes sont mortes. Durant leur vie terrestre, si courte, elles s’appelèrent Lilith, Antigone, Sperata ! – et c’est d’elles, les mortes d’amour, que nous cherchons le baiser sur les lèvres d’aujourd’hui. Oh ! que la blessure est éternelle ! – Ne pouvoir guérir de ce désir d’étoile, inutile et vain, – et si cher ! – Vienne le soir qui calme et berce les cœurs malades, comme l’on berce les enfants peu sages qui voient des formes effrayantes la nuit. – Et vous endormirez l’âme du poète avec des éthers et des narcotiques, qu’il repose du sommeil sans rêve où toute douleur s’anéantit. Mais avant que descende cette aube sombre, il s’en ira sous la lune, vers les tombes où sont des lèvres closes et des yeux à jamais fermés. Et quand il aura confié au silence magique et frissonnant du soir le secret des chères paroles, et des poèmes lumineux que nul autre que lui ne lira, elles viendront, celles d’autrefois, qui seules l’auront écouté, elles viendront, avec des caresses et leurs cheveux dénoués, lui murmurer les réponses amoureuses qu’il n’avait jamais entendues, et que pourtant il reconnaîtra. 

 Gabriel de Lautrec, Les Maîtresses des poètes, dans Poèmes en prose, Paris, Léon Vanier, 1898, p. 107-109.

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