samedi 19 octobre 2013

Nuit polychrome


Nuit polychrome


    Longtemps, je me suis couchée de bonne heure - … n’est-ce pas. C’était peut-être la meilleure façon – la plus acceptable – de recréer le silence. La lumière éteinte, je me blottissais sous les couvertures et, d’un rapide coup d’œil, j’embrassais ma journée. Je suivais le fleuve long et lourd des heures d’ennui – de cette attente de je-ne-sais-quoi qui ne cessait jamais – et j’établissais, d’un geste sûr, la cartographie de mes échecs et le bilan de mes fiertés. Puis, sans fatigue, dans l’oisiveté silencieuse de la chambre éteinte, j’attaquais les choses sérieuses. Ce qui ne me plaisait pas, ce qui m’avait blessée prenait d’abord trop d’importance : je l’amplifiais par la force de l’imagination et, de quelques détails infimes, je créais de l’angoisse. Je courrais jusqu’au bout de la logique et du fantasme, et c’était comme si je jouais au bord d’une falaise, les yeux entreclos, dans le ferme espoir et la crainte attentive de faire un mauvais pas. Puis l’histoire me dépassait ; elle allait plus loin que moi – je l’avais trop chargée, et elle filait, comme entraînée par son propre poids. Alors d’un coup, je cessais l’esquisse, déchirais la feuille. Souffler. La douleur avait exorcisé l’amertume. Je pouvais passer à autre chose.

C’était ce moment-là que j’attendais toujours. C’étaient des songeries indéfinies, des histoires à n’en plus finir, parfois des réécritures mentales. Après avoir dévidé les bobines mal enroulées du quotidien, je filais sur mes rouets imaginaires des destins fabuleux, des récits fantastiques. Je me perdais avec joie dans les projets les plus fantaisistes et les plus audacieux. Je réécrirais les grands livres du monde, les classiques de ma littérature. Je me promettais un jour de réécrire La Fontaine, avec mes mots nouveaux – pour réparer l’injustice des animaux oubliés. Par fantaisie, la cigogne devenait un pingouin et le héron rien moins qu’un dromadaire – Mais quel dromadaire eût dédaigné les rares oasis qui se seraient présentés à lui dans le désert… ? Sans que je le visse, la condamnation de l’orgueil était devenue celle de l’idéalisme aride. C’était à la fois naïf et pas si mal trouvé. – Puis cela continuait… Je domestiquais un petit animal sauvage trouvé en forêt – loin des hommes, qui criaient et vivaient si fort. Il n’y avait que moi qui ne l’effrayait pas, et l’on se retrouvait, noyés de verdure, à se confier des secrets qui n’existaient pas. C’était tantôt un renard, tantôt un écureuil – ce dernier ayant l’immense avantage de pouvoir se percher sur mon épaule et lover son museau dans mon cou. Et puis c’était autre chose encore – peut-être même bien n’importe quoi, quand le sommeil commençait à l’emporter et que je tombais, doucement, dans la logique des rêves. Parfois, cela se voulait profond. Je me mettais à réfléchir – à ce que c’était que l’homme, au sens de la vie. C’étaient des questions trop grandes pour moi et je les saisissais de mes mains d’enfant, comme je pouvais. Avec maladresse et gravité…

………………..Bruit sec, un peu ridicule. J’ouvre les yeux. Un sursaut dans mon sommeil – je m’étais donc endormie ?! – et j’avais renversé le petit gobelet d’eau posé sur ma table de nuit. Autour, une figurine, un jeu de cartes, des babioles - noyés dans le désastre. Ma mère accourt, et ses mots – la lumière – l’agitation dissipent les songes, trop vite. Si vite oubliés, les projets, les inspirations ! Perdus pour jamais ! Tandis que ma mère arrange les choses, essuie le sol, repose le gobelet plein un peu plus loin, plaisantant ma maladresse… dans ma tête, c’est un vide, une latence – parenthèse.

 (Neige sur l’écran, brouillages sur la fréquence)

Et puis elle s’en va et dans le monochrome de la chambre éteinte, bien au chaud entre les draps, je souris. Sur le sol, les rayures des persiennes ont dessiné un zèbre invisible. Qu’importe si tout s’arrête encore, qu’importe si j’oublie ou si le sommeil – ou la vie – viennent encore tout interrompre.

C’est pas grave : je pourrai recommencer.

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